L’étudiant en médecine a choisi ce cursus pour apprendre à soigner, guérir et soulager les malades. Il a bien imaginé qu’il serait confronté à la souffrance ou à la mort. Mais, durant ses études, il est mis réellement face à ces situations difficiles. Cet article présente le développement d’un programme d’accompagnement à Lausanne.
Comme dans toutes les autres Facultés de Suisse,a les étudiants en médecine de Lausanne ont accès dès la première année à la salle de dissection pour y observer des «pièces» déjà disséquées du système locomoteur. En deuxième année, par groupes de dix, ils dissèquent l’orbite, puis le bloc cou-thorax-abdomen. Ils sont encadrés par des professeurs, des assistants et des étudiants-assistants des années supérieures.
Cet enseignement pratique permet d’appréhender en trois dimensions la taille, l’aspect et les variations anatomiques des organes étudiés durant les cours. Cela est nécessaire pour un bon apprentissage de l’anatomie, pour se rendre compte réellement de la topographie du corps humain, par exemple rapportée à l’imagerie médicale. De plus, c’est un acte propre à la formation médicale, qui a une forte charge symbolique, dont l’expérience peut néanmoins être difficile à vivre.1,2 Cette dernière soulève en effet beaucoup de questions psychologiques et éthiques.3,4
Selon un sondage, que nous avons réalisé à Lausanne, seuls 40% des participants disent s’être sentis à l’aise lors de leur première séance en salle de dissection.b
Voici quelques exemples illustrant les angoisses et les difficultés vécues par des étudiants.
J’avais entendu beaucoup de choses. J’angoissais «à mort». Pour me rassurer, j’ai beaucoup étudié. Le moment venu, je me suis dépêchée d’aller seule à une table. Il y avait des mains, des doigts et des avant-bras. J’ai respiré et je me suis mise au boulot. Je touchais de la chair humaine froide et blanchâtre, mais je ne la voyais pas. Je faisais exprès de me focaliser sur autre chose. Tout ce que je voyais, c’était des muscles et des tendons.
Pour moi, en 1re année, c’était juste des pièces d’anatomie, ce n’était pas de vraies personnes. Ça sentait mauvais mais ça allait. Par contre, en 2e, ça a été dur…
J’éprouvais un malaise de vivre cette confrontation à des cadavres : bouffées de chaleur, nausées et maux de tête. Mais mon ressenti était un sujet tabou. Je m’obligeais à ne pas montrer mes «faiblesses». J’avais l’impression qu’un médecin se devait de tout supporter. J’essayais de garder une façade normale : voyant vingt têtes dont on avait enlevé le cerveau mais dont on voyait le visage, j’ai dit à un ami que cela ne me dérangeait pas car j’avais l’habitude…
Proposer un soutien aux étudiants éprouvant de la difficulté à vivre ce «rite de passage»,5 premier pas dans la profession de médecin, n’est pas courant dans les Facultés de Suisse. Elles offrent toutes une introduction «technique» (provenance des corps, règlements dans la salle de dissection, rapides recommandations éthiques…), mais peu de «préparation psychologique».a Actuellement, seule l’Ecole de médecine de la Faculté de biologie et de médecine (FBM) de l’Université de Lausanne fait exception, avec la mise en place récente d’un cursus d’accompagnement.
Par le passé, une aide ponctuelle avait été proposée aux étudiants lausannois, sous forme de groupe de parole (Balint), afin d’ouvrir la discussion sur les difficultés et les problèmes révélés pendant et après les dissections. Après deux ans, le projet n’a pas été poursuivi en raison de la faible fréquentation des étudiants. Cela souligne la difficulté à faire partager, si tôt dans le cursus, l’intérêt de cette démarche.
Il existait, dans le corps médical, une «conspiration du silence», selon J. L. William.2 Un étudiant, futur médecin, ne devait pas parler de ses peurs ou de ses doutes quant à la maladie ou à la mort. Or, les choses ont évolué : l’enseignement réformé de la médecine, tel que celui mis en place depuis 2003 à Lausanne, a donné une place importante à l’approche humaniste, permettant le développement du projet que nous présentons.
La dissection n’est pas seulement un moyen de connaître l’anatomie mais aussi une occasion supplémentaire pour réfléchir à sa propre représentation de la mort et apprendre à la côtoyer avant de rencontrer celle des patients. Faire face à ses propres peurs, les nommer, les accepter, puis les dépasser en connaissance de cause, peut aider le futur médecin à croître en humanité. Se connaître soi-même aide ainsi à aborder au mieux le patient. C’est une démarche proprement éthique.
Le processus d’accompagnement des étudiants ne doit donc pas se limiter aux enseignements de dissection. Elle doit être intégrée dans l’ensemble des études de médecine.
Un tel programme, qui existe déjà dans la formation en sciences infirmières,c s’il fallait en montrer la nécessité, est primordial.
Un jeune médecin était chargé d’enlever, seul, le pacemaker d’un patient décédé. Une infirmière ayant observé la scène raconte la peine qu’il avait eue à effectuer ce geste. Elle faisait l’hypothèse que ce n’était pas par manque de compétences techniques mais parce qu’il ne se sentait pas bien face à cela.
Il y a beaucoup d’attentes à l’égard du médecin. Peut-on demander l’excellence sans formation ni soutien des futurs et jeunes médecins vis-à-vis de la mort ? Difficilement. La formation actuelle des médecins tend à l’humanisation autant qu’à la professionnalisation, cet enseignement s’insère donc parfaitement dans ces objectifs, qui se déploient dans la pratique clinique ultérieure.
Doctors and Death est un projet de la SWIMSA (Association suisse des étudiants en médecine) destiné aux étudiants en médecine qui souhaitent dialoguer au sujet des multiples situations où ils sont confrontés à la mort. Un des champs d’action de la section lausannoise d est de permettre aux étudiants de mieux vivre leurs séances en salle de dissection.
L’association a interpellé l’Ecole de médecine de Lausanne au sujet des lacunes ressenties par les étudiants dans l’accompagnement du vécu des enseignements en salle de dissection. Un groupe de travail s’est créé, associant enseignants et étudiants, dont la responsabilité a été confiée au Pr Lazare Benaroyo, Professeur d’éthique et de philosophie de la médecine à la FBM.
Cette collaboration fructueuse a permis de mettre en place un cursus en trois étapes :
une confrontation avec le cadavre, en première année, avec un cours d’introduction en auditoire et une visite accompagnée préalable de la salle de dissection ;
une confrontation avec la dissection, en deuxième année, avec une brève mise en perspective des enjeux pour la clinique avant de commencer les séances de dissection à proprement parler. Les étudiants qui le souhaitent peuvent participer, sur inscription, à un «Café anatomo-éthique» à l’issue des travaux pratiques d’anatomie ;
une confrontation avec le mourant et la mort, avec des interventions durant les enseignements cliniques, de façon à pousser la réflexion et à maintenir un espace de discussion interdisciplinaire sur ces questions tout au long du cursus.
Une «cellule de veille» interprofessionnelle et interdisciplinaire, avec des répondants de la FBM et du CHUV, pour les étudiants qui en éprouvent le besoin, a aussi été mise en place.
Au cours de la séance en auditoire de première année, le risque était de céder à la tentation de se limiter à une présentation théorique de la mort, distante de la réalité. Nous serions passés à côté de l’objectif visé : nommer et légitimer les différents vécus possibles face à la mort au cours des séances de travaux pratiques d’anatomie. Nous nous sommes inspirés de la littérature et des pratiques d’autres universités qui proposent aux étudiants d’identifier, d’accepter, de verbaliser et de partager ce qu’ils ressentent face à cela.6,7 Pour animer cette introduction, des étudiants d’années supérieures sont venus témoigner de leur vécu et trois enseignants (un sociologue, un historien de la médecine et un philosophe de la médecine) étaient présents et ont fait de courtes présentations en écho aux questions posées par ces étudiants (corps-objet, utilité pour la médecine scientifique et utilité pour la clinique à venir).
Dans un souci d’étude de qualité de ce cursus, l’unité pédagogique de la Faculté de biologie et de médecine a effectué une enquête d’évaluation auprès des étudiants ayant suivi l’introduction. La majorité des répondants considère que cette présentation les a aidés à faire face à l’enseignement en salle de dissection (91% d’accord à la question). Cela confirme les résultats du sondage,b indiquant la nécessité d’un itinéraire d’approche de la mort tout au long du cursus des études de médecine.
Cette introduction permet de se rendre vraiment compte de ce qui nous attend au lieu de s’imaginer plein de choses fausses et de stresser la veille du premier travail pratique.
Je me suis sentie moins seule avec mon ressenti et cette «préparation mentale» a permis d’ouvrir le dialogue entre nous. J’étais plus tranquille pour les séances.
On nous a bien expliqué que la vision adéquate d’un cadavre demande une importante réflexion personnelle. Cela permet également de modifier notre rapport avec la mort, qui, pour un médecin, est essentiel.