Diariste serait un anglicisme. Issu de diarist – celui qui tient a diary ; entendre un journal, si possible intime. La chronique quotidienne de ses émotions à la fois épanchées et contenues. Toutes celles et ceux qui ont eu la douleur et la joie d’en tenir un comprendront. Sans parler de ceux qui affûtent encore leurs crayons.
Diariste ? Traduit de l’anglais, un ouvrage étonnant vient d’être publié 1 dans le monde francophone. Il est signé de Claire Tomalin. L’ancienne rédactrice littéraire du Sunday Times, docteur honoris causa des universités de Greenwich et de Portsmouth est une auteure de biographies (Shelley, Jane Austen, Dickens) dont les qualités sont unanimement reconnues. Mme Tomalin s’attaque ici à un nouveau monstre de la plume : Samuel Pepys.
On sait tout de cet homme, né le 23 février 1633 à Londres – mort le 26 mai 1703 à Clapham au sud-ouest de cette même mégapole. Tout ou presque d’un monstre admirable, l’une des plus belles incarnations de l’anglitude – ce concept-anguille que tente une nouvelle fois de définir Jonathan Coe dans son si délicieusement anglais «Expo 58».2
Pour les férus d’épidémiologie et de maladies infectieuses, Samuel Pepys n’est ni un haut fonctionnaire de l’Amirauté anglaise, ni un membre du Parlement d’Albion. Il n’est pas vraiment le fils de John Pepys, tailleur, et de Margaret Kite, blanchisseuse, né à quelques pas de Fleet Street dans la City éternelle. Ces férus ne s’intéressent généralement guère au fait que cet apparenté aux Montagu fréquenta le Collège de grammaire de Huntingdon (Cambridgeshire). Entre 1646 et 1650, le jeune homme revient à Londres où il fréquente le Collège Saint-Paul, à côté de la célèbre cathédrale. Il aurait fait l’école buissonnière, le 30 janvier 1649, pour assister à l’exécution de l’horrible Charles 1er, (1600-1649), roi d’Angleterre, d’Ecosse et d’Irlande. Charles, à qui il fut beaucoup donné et qui prit plus encore. Trop, à l’évidence.
Samuel Pepys eut une belle enfance. Une enfance de rêve pour qui aime écrire, c’est-à-dire raconter des histoires. Il grandit sur fond de guerre civile, de puritanisme. L’Angleterre sort douloureusement des brouillards. C’est l’époque qui voit, à Londres, Cromwell bâtir le Commonwealth. C’est l’époque où, à Paris, le Dr Théophraste Renaudot invente le journal et le journalisme. Pepys est aujourd’hui nettement plus célèbre dans son pays que Renaudot ne l’est dans le sien. Une affaire d’anglitude.
La célébrité ? Samuel Pepys y accédera au moyen de son chef-d’œuvre : son Journal, qui couvre la période 1660-1669. Il y invente sa propre sténographie, y relate les innombrables événements dont il est le témoin. Et le Dieu anglican fait advenir bien des événements dans le Londres de Pepys. C’est la deuxième guerre anglo-néerlandaise, le grand incendie de Londres (1666) qui vient mettre un terme à une épidémie de peste dont les Londoniens se souviennent encore.
Durant cette épidémie, Pepys sera l’un des derniers officiers du conseil de la Marine à quitter Londres pour rejoindre l’Est et Greenwich, là où s’était prudemment replié le Bureau naval. Il est alors célibataire et il n’est pas démontré que la peste puisse être sexuellement transmissible.
Pepys ne fait pas que dans l’événementiel massif. Il s’intéresse aussi aux écrasements de chiens, au tout petit du quotidien, ce qui peut être la marque des grands. On dispose grâce à lui de la description méticuleuse (obsessionnelle ?) des sorties de théâtre, des vêtements à la mode, de la nourriture et des boissons de l’époque. Les historiens s’en régalent encore.
C’est le 1er janvier 1660 que Pepys commence son Journal. On connaît des bonnes résolutions qui durent moins. En marge de son métier de l’administration navale, il le tiendra, chaque jour ou presque, jusqu’en mai 1669. L’homme est plus que curieux, comme possédé de curiosité. Ce notable essaie de comprendre les techniques des différents corps de métiers. Il visite des navires en construction. Il apprend des tables de multiplication et le vocabulaire de la Marine. Il s’initie à l’astronomie et à la science naissante.
«C’est pour ces raisons, et malgré un enrichissement personnel manifeste tout au long de sa carrière, que Pepys est aujourd’hui considéré dans le monde anglo-saxon comme le type même du parfait fonctionnaire» explique l’Encyclopédie libre. L’anglitude, toujours. L’enrichissement personnel tout au long de sa carrière ? Mais qu’est-ce que l’enrichissement personnel s’il conduit à l’enrichissement de tous ? Le reste n’est que fractions et tables de multiplication.
Les journaux ne sont pas éternels, à commencer par les personnels. Des troubles ophtalmiques (on évoque une hypermétropie doublée d’un astigmatisme) contraignent bientôt Pepys à dicter. Tous les diaristes savent que dicter n’est pas écrire. En mai 1669, il abandonne la rédaction de son Journal. Voyages d’agrément. Mort de son épouse. Sérieux ennuis judiciaires. Sauve sa peau de justesse, dit-on. Incendie domestique qui lui laisse tout juste le temps de sauver ses papiers. Nouvelle vie : secrétaire du conseil de l’Amirauté. Se fait élire au Parlement. Accusé d’être papiste. Sauvé in extremis par décision du roi. Inversion des tendances : les hommages pleuvent. Devient directeur du Christ’s Hospital et de la prison de Bridewell. Elu maître de la Trinity House, organisation en charge de l’entretien des phares sur les côtes britanniques. Toujours éclairer ses semblables. Toujours les Lumières.
Puis nouvelle traversée du désert dans une existence qui, au final, n’est pas sans faire songer à celle de Winston Churchill (1874-1965). Mort de son père en 1680. Pepys s’occupe comme il peut, fait faire des travaux dans sa maison de Brampton, Huntingtonshire. 1684, Charles II le nomme secrétaire du roi pour les affaires de l’Amirauté. Février 1685, Charles II meurt. Vive Jacques II ! Fuite de ce dernier en France. Pepys lui reste fidèle et doit démissionner. Ce sera un peu plus tard le retrait de la vie publique. Puis la mort, deux ans plus tard.
2014. Claire Tomalin nous raconte cela et bien plus encore. Nous savons tout de Pepys. Son Journal nous est parvenu «sous la forme de six carnets à couverture souple de différents formats qu’il a ensuite fait relier en cuir et dorer sur tranche pour les inclure dans sa bibliothèque». Le premier de ces carnets comptait 282 pages de 18 centimètres de haut et de 13 centimètres de large. Il a été acheté par Pepys en décembre 1659 chez John Cade, qui était papetier sur Corhill. Les pages à l’origine étaient blanches et Pepys a tiré des traits rouges sur la gauche et sur le haut de chaque page pour délimiter des marges.
Ce Journal est rédigé dans un graphisme personnel et fort original. On le dit dérivé de la tachygraphie inventée peu auparavant pour prendre en note les sermons dans les églises. Une version laborieuse, dit-on encore, si on la compare à la sténo moderne.
2014. Posons que diariste soit un anglicisme. Qu’en est-il alors de blogueur? Et quid, aux antipodes de l’apocope, de cette aphérèse contractée qu’est blog? A celles et ceux qui en tiennent un de nous dire de quoi il retourne. Avec, pour en finir, cette autre question : qui s’intéressera, dans trois siècles, à nos blogs d’aujourd’hui ?