Si le rationnel physiopathologique de l’utilisation du décubitus ventral (DV) dans la prise en charge du syndrome de détresse respiratoire aiguë (SDRA) est apparu d’emblée séduisant, les données cliniques en confirmant l’intérêt n’ont été publiées que récemment. Depuis les premiers cas décrits en 1976, il aura fallu attendre plus de 30 ans pour que les progrès de la recherche clinique et fondamentale aboutissent à la mise en évidence d’un impact bénéfique de la ventilation mécanique précoce en DV sur la survie des patients atteints de SDRA.1 L’objectif de cet article est de présenter les connaissances actuelles permettant de justifier la place du DV en tant que stratégie thérapeutique de choix dans le traitement du SDRA.
Le diagnostic du SDRA repose sur l’association de critères cliniques, gazométriques, radiologiques et ventilatoires (critères de Berlin, tableau 1).2 D’un point de vue physiopathologique, le SDRA correspond à la constitution d’un œdème aigu pulmonaire lésionnel, secondaire à l’activation d’un processus inflammatoire par l’agression directe (SDRA pulmonaire) ou indirecte (SDRA extrapulmonaire) du poumon. Une réaction inflammatoire complexe au niveau de l’épithélium alvéolaire et de l’endothélium vasculaire des capillaires pulmonaires aboutit à la constitution de lésions essentiellement exsudatives à la phase précoce de la maladie. L’altération de la production du surfactant et l’augmentation de la production de sécrétions bronchiques favorisent la constitution d’atélectasies extensives prédominant dans les régions déclives (régions postérieures et basales en décubitus dorsal). L’œdème de la membrane alvéolo-capillaire et l’atélectasie du parenchyme pulmonaire diminuent le volume pulmonaire aéré (concept de Baby Lung) et majorent l’effet shunt, sources d’une hypoxémie et d’une acidose respiratoire de gravité variable.3 La répartition des volumes pulmonaires est inhomogène, obéissant à un gradient antéropostérieur en décubitus dorsal : les zones antérieures sont ventilées et à risque de surdistension par l’application d’un volume excessif, les zones postérieures sont consolidées, non ventilées et non recrutables, alors que les zones intermédiaires sont non ventilées mais recrutables (figure 1).
Par ailleurs, la ventilation mécanique invasive participe à l’entretien et à l’aggravation des lésions pulmonaires (Ventilator-Induced Lung Injuries ou VILI) par la constitution de barotraumatismes et de volotraumatismes répétés sur un poumon à la compliance réduite.4 Le concept de ventilation protectrice (tableau 2), pierre angulaire de la prise en charge des patients atteints de SDRA, vise à améliorer les échanges gazeux par le recrutement de zones non ventilées sans aggraver les lésions pulmonaires.5
Le volume télé-expiratoire des alvéoles pulmonaires diminue selon un gradient antéropostérieur. Deux mécanismes expliquent ce phénomène : la gravité et le shape matching.6 Au cours du SDRA, l’œdème pulmonaire majore la masse pulmonaire, si bien que la pression exercée par les zones antérieures sur les zones postérieures favorise la constitution de zones extensives d’atélectasies déclives. Le shape matching décrit l’adaptation du volume des poumons aux mouvements de la cage thoracique au cours du cycle respiratoire. En raison de la présence du rachis, la compliance de la paroi thoracique postérieure est inférieure à celle de la paroi thoracique antérieure, aboutissant à un volume alvéolaire téléinspiratoire plus élevé dans les zones pulmonaires antérieures (figure 2). Enfin, la compression directe du lobe inférieur gauche par le cœur et l’augmentation antéropostérieure de la pression intra-abdominale contribuent également à l’inhomogénéité de la répartition des volumes pulmonaires.
La compliance de la paroi thoracique antérieure est diminuée. Le volume alvéolaire est redistribué au profit des zones postérieures par shape matching. Le recrutement alvéolaire obtenu dans les zones postérieures est supérieur à la perte d’aération des zones antérieures.7 La compliance thoraco-pulmonaire est ainsi globalement augmentée et l’adéquation entre ventilation et perfusion améliorée.
La ventilation mécanique invasive en DV permet d’augmenter la PaO2 des patients atteints de SDRA par réduction du shunt intrapulmonaire.1 Le recrutement alvéolaire obtenu en DV améliore de manière inconstante l’élimination du CO2, grâce à l’accroissement de la surface des échanges gazeux alvéolo-capillaires et à la réduction de la surdistension des zones ventilées.
L’amélioration du pronostic du SDRA par l’application d’une ventilation protectrice est attribuée à une réduction des VILI.5 L’application répétée de forces de cisaillement et d’étirement et/ou d’une pression transpulmonaire (Ptp = pression alvéolaire - pression pleurale) excessive aux alvéoles pulmonaires aboutit à l’aggravation des lésions inflammatoires présentes au sein du parenchyme pulmonaire, définissant la constitution des VILI.4 Le risque de constitution de VILI est maximal au niveau des zones de jonction entre parenchyme aéré et parenchyme collabé. La ventilation en DV retarde l’apparition des VILI et réduit leur extension en diminuant la surface de ces zones et en uniformisant la répartition de la Ptp.8 En outre, l’amélioration de la PaO2 lors du DV permet de réduire la FiO2 et le recours aux manœuvres de recrutement alvéolaire, susceptibles d’induire et/ou d’aggraver les VILI. Enfin, le DV permet d’accroître le drainage des sécrétions bronchiques, dont l’accumulation au cours du SDRA altère la production du surfactant et favorise la constitution de VILI, d’atélectasies et de surinfections.
L’indication à la ventilation mécanique en DV a longtemps été restreinte aux situations d’hypoxémie sévère menaçant le pronostic vital de patients atteints de SDRA. Les deux premiers essais randomisés échouaient à établir une amélioration du pronostic des patients ventilés en DV par rapport au recours au décubitus dorsal strict, en raison de l’inclusion d’une population hétérogène, de l’absence d’application des principes de ventilation protectrice et de séances de ventilation en DV de courte durée (< 10 h/j).9,10 Néanmoins, l’analyse en sous-groupes des résultats suggérait un bénéfice potentiel de la ventilation mécanique en DV pour les patients présentant les SDRA les plus sévères.
Par conséquent, les essais suivants se sont intéressés à une population de patients plus sévèrement touchés, stratifiant la randomisation en fonction de la valeur du rapport PaO2/FiO2.11,12 Cependant, malgré l’application des principes de ventilation mécanique protectrice et la prescription de séances de ventilation mécanique en DV de longue durée (18 h/j), le manque de puissance de l’analyse statistique ne permettait pas de conclure en faveur de la ventilation en DV. Finalement, un essai randomisé multicentrique (étude PROSEVA), incluant de très nombreux malades (474), a permis de démontrer une réduction relative de 50% de la mortalité des patients atteints de SDRA présentant un rapport PaO2/FiO2< 150 à l’admission en Unité de soins intensifs et bénéficiant d’une ventilation mécanique protectrice en DV pendant 17 h/j.1
La pratique du DV est recommandée pour les patients atteints de SDRA sévères définis par un rapport PaO2/FiO2 < 100 et est formellement sans intérêt en cas de SDRA légers définis par un rapport PaO2/FiO2> 200. Concernant les SDRA de sévérité intermédiaire (100 < PaO2/FiO2 < 200), la persistance d’un rapport PaO2/FiO2< 150 avec une PEEP (position end-expiratory pressure) > 5 cmH2O après 12 à 24 heures d’évolution malgré un traitement optimal semble un critère primordial pour retenir l’indication du DV, au vu des résultats de l’étude PROSEVA.1,13
Pour obtenir un effet bénéfique du DV sur le pronostic des patients atteints de SDRA, le DV doit être débuté au cours des 24 à 48 premières heures, et être appliqué par de longues séances quotidiennes (> 16 h/j), une relation quasi linéaire semblant exister entre la survie et la durée des séances de ventilation en DV.14 De plus, l’intérêt de la ventilation en DV est indissociable de l’application des principes de ventilation protectrice (tableau 2) et du recours à la curarisation à la phase précoce.5 Enfin, la ventilation mécanique en DV peut être interrompue après l’obtention d’un rapport PaO2/FiO2> 150 avec une FiO2< 0,6 persistant plus de quatre heures après le retournement en décubitus dorsal.1
Les contre-indications à la ventilation mécanique en DV sont présentées dans le tableau 4. II faut également noter que dans un certain nombre de situations cliniques, il n’existe aucun élément permettant de recommander ou de contre-indiquer la pratique du DV. Ces conditions sont les suivantes :1
patients ayant reçu préalablement du monoxyde d’azote (NO) en inhalation.
Patients transplantés pulmonaires.
Patients sous ECMO (ExtraCorporeal Membrane Oxygenation).
Femme enceinte.
Patients présentant des brûlures sur plus de 20% de la surface corporelle.
Patients insuffisants respiratoires chroniques nécessitant oxygénothérapie ou ventilation non invasive à domicile.
La ventilation mécanique en DV reste une modalité ventilatoire non dénuée de risque dont la pratique doit être réservée aux équipes expérimentées et spécialisées dans la prise en charge du SDRA. Dans l’étude PROSEVA, tous les centres participant répondaient à l’exigence d’une pratique régulière de la ventilation en DV depuis plus de cinq ans.1
Le retournement des patients du décubitus dorsal en DV, et inversement, requiert la mobilisation de quatre personnes minimum. Il s’agit d’une procédure complexe, dont la maîtrise est fondamentale pour réduire au maximum les risques et les complications de la ventilation en DV. L’application d’un protocole strict (tableau 5) permettant d’anticiper les besoins matériels et de standardiser le déroulement de la procédure semble indispensable. Une attention particulière doit être apportée dans la protection des points d’appui et des globes oculaires, dans le positionnement de la tête et dans la sécurisation de l’équipement. Les structures de supports thoracique et pelvien visant à protéger les points d’appui augmentent l’intensité de la compression sans améliorer les échanges gazeux et doivent être évitées.
Lors de la ventilation en DV, la vidange gastrique est susceptible d’être retardée. Néanmoins, aucun élément ne permet actuellement de recommander la poursuite ou l’arrêt de la nutrition entérale.
Le DV agit de façon complexe et imprévisible sur le statut hémodynamique du patient atteint de SDRA (figure 3).15 Par le biais de l’amélioration de l’hypoxie, le DV favorise la réduction de la vasoconstriction hypoxique dans la circulation pulmonaire et réduit ainsi la postcharge du ventricule droit.16 L’appui exercé sur la paroi abdominale antérieure lors du positionnement en DV est responsable d’une augmentation de la pression intra-abdominale, aboutissant d’une part, à la majoration du retour veineux et de la précharge du ventricule droit par la compression de la veine cave inférieure et d’autre part, à un accroissement de la postcharge du ventricule gauche. En cas de pression intra-abdominale excessive, la survenue d’un collapsus complet de la veine cave inférieure, en particulier en cas d’hypovolémie, explique la fréquence de l’hypotension artérielle observée lors du retournement des patients.
Le DV est ainsi susceptible d’augmenter le débit cardiaque en favorisant le retour veineux et en réduisant la postcharge du ventricule droit, ou de le réduire, notamment en cas d’hypovolémie, par la compression de la veine cave inférieure et l’accroissement de la postcharge ventriculaire gauche. Par ailleurs, en cas d’effet bénéfique sur le débit cardiaque, le DV permet de réduire la pression hydrostatique alvéolaire, dont l’augmentation participe à la constitution des VILI.
Seule la fréquence des escarres au niveau des points d’appui est significativement accrue lors de la ventilation en DV par rapport au maintien du décubitus dorsal strict.17
En réduisant l’incidence des VILI, la ventilation mécanique en DV précoce par séances quotidiennes de longue durée (> 16 h/j) s’est récemment imposée comme une thérapeutique incontournable de la prise en charge des patients atteints d’un SDRA sévère (rapport PaO2/FiO2< 150). Les complications liées au DV sont susceptibles de mettre rapidement en jeu le pronostic vital de patients en situation précaire, mais restent rares parmi les équipes justifiant d’une expérience solide du DV. Bien que peu coûteuse et a priori simple à appliquer, la pratique de la ventilation mécanique en DV doit être réservée aux centres spécialisés.
> La ventilation en décubitus ventral (DV) permet à la fois le recrutement alvéolaire des zones d’atélectasie et la réduction des lésions pulmonaires induites par la ventilation (VILI : Ventilator-Induced Lung Injuries)
> Le recours systématique à la ventilation en DV pour les patients atteints de syndrome de détresse respiratoire aiguë (SDRA) sévère (rapport PaO2/FiO2< 150) permet de réduire la mortalité de cette population
> La ventilation en DV des patients atteints de SDRA sévère (rapport PaO2/FiO2< 150) doit être débutée précocement (dans les 48 premières heures) et par des séances quotidiennes prolongées (> 16 h/j) jusqu’à amélioration des échanges gazeux
> La ventilation en DV a des conséquences hémodynamiques variables, qui dépendent des effets complexes du DV sur la pré et la postcharge des deux ventricules