La préparation de chlorure de sodium (NaCl 0,9 %) est la solution de perfusion la plus communément utilisée dans le monde.1 Aux HUG par exemple, entre octobre 2012 et 2014, plus de 206 000 flex de NaCl 0,9 % de 500 et 1000 ml contre environ 107 000 flex de Ringer acétate (de 500 et 1000 ml) ont été utilisés. Néanmoins, son utilisation à large échelle est de plus en plus débattue.2–5 En effet, s’il est bien démontré que la perfusion de ce cristalloïde peut mener à une acidose hyperchlorémique, des études semblent également suggérer que le NaCl 0,9 % pourrait avoir un effet délétère sur la fonction rénale en raison de la quantité supraphysiologique de chlore qu’il contient. Toutefois, à ce jour, peu d’études cliniques prospectives, randomisées contrôlées de bonne qualité, comparant des cristalloïdes balancés au NaCl 0,9 % sont disponibles. Ces études concernent essentiellement la période peropératoire, et ceci malgré l’utilisation quotidienne du NaCl 0,9 % en médecine. Cet article a pour but de passer en revue la littérature actuelle impliquant le NaCl 0,9 % dans une éventuelle néphrotoxicité.
Le NaCl 0,9 % appartient à la famille des solutés de perfusion des cristalloïdes. Les cristalloïdes sont des solutés contenant de l’eau, en association avec des ions inorganiques en quantité et de composition très hétérogènes. Ces solutés sont parfois associés à des anions organiques (par exemple, lactate, acétate) dont le rôle est de tamponner le pH de la solution.6,7
A la fin du XIXe siècle, les travaux in vitro, du physiologiste hollandais Hartog Jacob Hamburger, sur la perméabilité membranaire ont amené au concept que le NaCl 0,9 % était isotonique au plasma, car les globules rouges ne se déformaient pas en présence de cette solution.1 Le NaCl 0,9 % est encore aujourd’hui souvent appelé sérum « physiologique ». Il contient en réalité une quantité de sodium et de chlore plus importante que celle du plasma (tableau 1). Par opposition au NaCl 0,9 %, les solutés de perfusion plus proches de l’équilibre ionique plasmatique, comme le Ringer lactate ou le Ringer acétate, sont appelés solutions « balancées » (anglicisme pour balanced). 6 Nous n’aborderons pas ici les différences entre les diverses solutions balancées (notamment du métabolisme et des répercussions cliniques du lactate et de l’acétate), mais nous les considérerons comme une entité par opposition au NaCl 0,9 %.
Les colloïdes représentent une autre famille de solutés de perfusion contenant des molécules de grands poids moléculaires (par exemple, albumine, hydroxyéthyl-amidon). Contrairement aux colloïdes, les cristalloïdes se distribuent rapidement dans l’espace interstitiel après perfusion. Dans une étude sur des volontaires sains, à la fin d’une perfusion sur une heure de 2 litres de NaCl 0,9 %, plus de 68 % du liquide perfusé se retrouvaient dans l’espace extravasculaire.8
De nombreuses études cliniques, effectuées principalement dans un contexte peropératoire, ont démontré que la perfusion d’une quantité importante de NaCl 0,9 % engendrait une acidose métabolique hyperchlorémique (à trou anionique normal). Cette acidose survient de manière dose-dépendante et le pH sanguin se normalise rapidement si la vitesse de perfusion est diminuée. La survenue de cette acidose peut être prévenue par l’utilisation de solutions contenant moins de chlore comme les solutions balancées.9–14 Dans une étude peropératoire effectuée chez des patients opérés du dos, une acidémie apparaissait 2 heures après le début de la perfusion de NaCl 0,9 % avec un débit de 20 ml / kg / h (1,4 l / h pour 70 kg). En postopératoire, après diminution de la vitesse de perfusion à 2,5 ml / kg sur 12 heures (environ 2 litres sur 12 heures pour 70 kg), le pH plasmatique commençait à se ormaliser après seulement quelques heures.10
Deux modèles physiopathologiques sont proposés pour expliquer la survenue d’une acidose hyperchlorémique lors de perfusion de NaCl 0,9 %.15 La première invoque une diminution du taux de bicarbonates plasmatiques par un effet de dilution (modèle d’Hendersson-Hasselbach). La deuxième incrimine la concentration anormalement élevée de chlore qui diminuerait le SID (strong ion difference) et par conséquent modifierait l’équilibre acido-basique en altérant le taux de protons H+ (modèle de Stewart).
Cette acidose hyperchlorémique pourrait avoir d’autres effets délétères, notamment au niveau de la coagulation.3,5,15,16 Une revue Cochrane de 2012, comprenant des essais cliniques randomisés comparant des solutions tamponnées (par exemple, Ringer lactate) versus non tamponnées (comme le NaCl 0,9 %), avait montré que les solutions balancées étaient au moins équivalentes au NaCl 0,9 % en termes de mortalité, et qu’elles engendraient moins de perturbations acido-basiques que ces dernières dans un contexte peropératoire. On notait également une moindre nécessité de thrombaphérèse avec les solutions balancées. L’effet sur la mortalité n’était évaluable que sur trois des essais (276 patients) et donc difficile à interpréter.9 Cette méta-analyse était limitée par l’hétérogénéité des contenus des solutés de perfusion, des patients et des issues rapportés. Toutefois, cette constatation a conduit des recommandations britanniques à privilégier les solutions balancées aux dépens du NaCl 0,9 % dans un contexte chirurgical chez l’adulte.17 Aux HUG, les solutions balancées sont également privilégiées dans le contexte anesthésique, hormis dans certains cas plus exceptionnels. La solution balancée utilisée aux HUG est le Ringer acétate.
Plus récemment, une étude observationnelle chez des patients septiques aux soins intensifs a montré que la chlorémie à l’admission ainsi que son évolution étaient corrélées à une plus grande mortalité hospitalière.18 Bien que cette observation soit très biaisée et que l’hyperchlorémie ne soit pas uniquement attribuable aux perfusions, elle remet néanmoins en question l’administration de solutés riches en chlore de façon trop importante.
La quantité de chlore contenue dans le NaCl 0,9 % est supraphysiologique. Cet excès de chlore pourrait aussi avoir des conséquences délétères sur le rein. Au niveau physiopathologique, l’excès de chlore pourrait altérer la perfusion rénale. Le chlore parvenant au niveau des tubules rénaux crée une dépolarisation de la membrane baso-latérale des cellules de la macula densa, provoquant la libération d’adénosine. Cet excès d’adénosine induirait une vasoconstriction des artérioles rénales afférentes, avec, par conséquent, une diminution de la perfusion rénale et du GFR (glomerular filtration rate).3,1921 L’acidose en tant que telle ne semble pas impliquée dans ce mécanisme de vasoconstriction. Une étude sur un modèle animal de reins dénervés avait déjà pu illustrer, en 1983, que la perfusion d’une solution riche en chlore pouvait causer une vasoconstriction rénale avec une diminution du GFR.22 Plus récemment, une équipe a pu démontrer, en comparant sur des volontaires sains du NaCl 0,9 % à un cristalloïde balancé (Plasma-lyte), que la vitesse moyenne du flux dans l’artère rénale ainsi que la perfusion du tissu cortical étaient significativement diminuées avec le NaCl 0,9 % (après perfusion de 2 litres sur une heure).23 Toutefois, cette étude n’a pas pu mettre en évidence de répercussion de cet effet sur d’éventuelles lésions tubulaires (mesuré par le taux de NGAL urinaire, neutrophil gelatinase-associated lipocalin, un marqueur de souffrance tubulaire).
La majorité des études cliniques s’intéressant à l’effet du NaCl 0,9 % sur la fonction rénale ont été effectuées dans un contexte peropératoire ou de soins intensifs. Une méta-analyse comparant des cristalloïdes balancés et du NaCl 0,9 % a récemment été publiée.24 Cette étude a inclus tous les essais prospectifs randomisés disponibles chez l’adulte, comportant au moins vingt patients jusqu’en mai 2012. Onze études rapportaient des effets sur la fonction rénale. Neuf étaient effectuées dans un contexte peropératoire, dont cinq lors de transplantation rénale. La méta-analyse n’a pas montré de différence significative d’élévation de la créatinine à J1 ou J3 postopératoire, ni de diminution du débit urinaire 24 heures postopératoires. Ces études comportent toutefois des données relativement hétérogènes, notamment sur les contenus des solutés de perfusions utilisés.
Une grande étude clinique prospective open-label a comparé un régime de perfusion restrictif en chlore (Hartmann : 109 mmol, Plasma-Lyte : 98 mmol, albumine 20 % : 19 mmol) à un régime sans restriction chlorée (NaCl 0,9 % : 150 mmol, gelatin 4 % : 120 mmol, albumine 4 % : 128 mmol) chez des patients admis aux soins intensifs (environ 770 patients dans chaque groupe).25 L’incidence d’insuffisance rénale aiguë (14 % vs 8,4 % ; p < 0,001) et l’utilisation d’hémodialyse (10 % vs 6,3 % ; p = 0,005) étaient significativement plus élevées dans le groupe sans restriction chlorée. Il n’y avait pas de différence de mortalité intrahospitalière entre les deux groupes. Cette grande étude, malgré ses limitations, a relancé le débat sur les liquides riches en chlore. Par ailleurs, elle a donné lieu à l’initiation de six études prospectives dans différents contextes (soins intensifs, peropératoire, urgences) comparant les solutés riches en chlore aux solutés balancés.26 L’une d’elles a été publiée récemment dans le JAMA.27 Cette étude prospective randomisée en double aveugle a comparé le NaCl 0,9 % à une solution balancée (plasma-Lyte 148) chez des patients admis aux soins intensifs (environ 1000 patients dans chaque groupe). Les auteurs n’ont pas montré de différence de survenue d’insuffisance rénale aiguë, d’utilisation d’hémodialyse ni de mortalité entre les deux solutions. Toutefois, les patients étudiés avaient peu de comorbidités, des scores prédictifs de mortalité bas (APACHE II en moyenne à 6,8), les patients dialysés étaient exclus et le nombre d’insuffisances rénales aiguës dans l’étude était assez petit. Un autre point faible de cette étude était la quantité relativement basse de fluide administré (en moyenne moins de 2000 ml) et le fait que plus de 90 % des patients avaient reçu des solutés de perfusion avant leur arrivée aux soins intensifs (majoritairement des cristalloïdes balancés). Plus de 55 % des patients étudiés provenaient en effet des blocs opératoires de chirurgie élective.
Une autre étude rétrospective a comparé des cristalloïdes balancés et non balancés chez des patients admis aux soins intensifs pour un choc septique.28 Les résultats ont montré une association avec une mortalité intrahospitalière moindre dans le groupe des cristalloïdes balancés. La prévalence d’insuffisance rénale aiguë n’était par contre pas différente dans les deux groupes.
Finalement, les résultats d’une étude rétrospective observationnelle récente suggèrent qu’une hyperchlorémie postopératoire (définie comme > 110 mmol / l) chez des patients avec une chlorémie et une fonction rénale normale préopératoire est un facteur de risque indépendant de dysfonction rénale, d’augmentation de mortalité à 30 jours et de prolongation de durée d’hospitalisation.18
L’hyperchlorémie semble induire une diminution de la perfusion rénale et du GFR par un effet de vasoconstriction des artérioles rénales afférentes. Certaines études cliniques semblent indiquer que ce phénomène pourrait avoir une réelle implication clinique. Pour ces raisons, l’utilisation du NaCl 0,9 % est de plus en plus débattue, voire combattue par certains auteurs qui préconisent l’emploi de solutés de perfusion plus « physiologiques » comme les solutions balancées.2,3 Néanmoins, aucune étude clinique prospective randomisée contrôlée, comparant des solutions balancées au NaCl 0,9 %, n’a à ce jour pu démontrer la supériorité des solutions balancées. Des essais prospectifs sont actuellement en cours pour répondre de façon définitive à cette question.
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
▪ L’excès de chlore dans le NaCl 0,9 % pourrait avoir des conséquences délétères sur le rein mais ceci reste à être démontré par des études cliniques prospectives de qualité
▪ L’administration d’une quantité importante de NaCl 0,9 % peut engendrer une acidose métabolique dite hyperchlorémique
▪ Cette acidose hyperchlorémique peut être prévenue par l’utilisation de solutions balancées
Les données utilisées pour cette revue ont été identifiées par une recherche Medline des articles publiés en anglais ou en français depuis 1981 dans le domaine de l’anesthésie, de la néphrologie et des soins intensifs dans une population adulte. Les articles ont été inclus dans la liste des références s’ils présentaient une approche originale pour chacune des sections principales de la revue ou couvraient les sujets suivants : les cristalloïdes et leurs effets en termes d’acide / base ainsi que sur la fonction rénale. Les mots-clés principaux utilisés pour la recherche étaient « Crystalloid », « Saline », « NaCl », « Plasma-Lyte », « Ringer », « Hartmann », « Fluid », « Balanced », « Chloride », « Renal », « Kidney », utilisés seuls ou en combinaison.