Les approches conceptuelle et médicale des troubles cognitifs acquis et progressifs évoluent rapidement. En effet, au début du XXe siècle, la démence était une entité pathologique avec des manifestations cognitives et comportementales en rapport avec un trouble structurel : Dementia praecox consists of a series of states, the common characteristic of which is a peculiar destruction of the internal connections of the psychic personality. The effects of this injury predominate in the emotional and volitional spheres of mental life.1
De nos jours, on identifie différents syndromes cliniques, chacun répondant à un pattern cognitif particulier, et à des pathologies histologiquement distinctes ; de plus, loin d’apparaître sans élément précurseur, ces affections évoluent sur une très longue période (plusieurs décennies) infraclinique puis pauci-symptomatique. Cette dernière phase, désignée par le terme « troubles cognitifs légers » ou Mild Cognitive Impairment (MCI) représente un grand défi médical car ces troubles cognitifs et comportementaux sont très difficiles à distinguer des manifestations du vieillissement normal ou admises comme telles. Les troubles MCI constituent une phase intermédiaire de l’évolution, se situant en deçà de la phase de démence avérée qui, par définition, correspond à une perte d’autonomie dans les activités de la vie quotidienne. En phase MCI, bien que les troubles soient moins sévères qu’en cas de démence, il existe déjà des déficits démontrables par des tests objectifs. Mais on reconnaît maintenant une phase encore plus précoce dite subjective cognitive complaint dans laquelle le patient rapporte des difficultés cognitives sans trouble objectivable.
La nosographie évoluant, la « démence » et le MCI sont remplacés par « trouble neurocognitif majeur et mineur d’origine spécifique », dans la nouvelle version V du manuel de diagnostic neuropsychiatrique nord-américain, le DSM-V. Nous proposons quant à nous « pathologies cognitives du cerveau âgé » (en anglais, Ageing Brain Cognitive Diseases ou ABCD) comme une terminologie plus claire et plus spécifique.
Quelles que soient les terminologies adoptées, le point le plus crucial est de savoir si et comment des troubles subjectifs, MCI ou neurocognitifs « mineurs » vont évoluer vers le stade de démence. En population générale, le taux d’évolution du stade MCI vers le stade démence est d’environ 5 %, alors qu’il est beaucoup plus élevé dans les cohortes des consultations mémoire.
Les facteurs de risque associés aux pathologies cognitives du cerveau âgé sont multiples, de même que leurs étiologies (tableaux 1 et 2). Après 65 ans, plus de la moitié de ces troubles sont liés à une maladie d’Alzheimer (MA) ; cependant, une forte proportion, croissante avec l’âge, correspond à l’association entre MA et lésions cérébrovasculaires surtout de type leucopathie microangiopathique diffuse.2 Les causes sont beaucoup plus diversifiées avant 65 ans : la MA ne concerne qu’un tiers des situations (figure 1).3
De plus, on estime que seulement 30-50 % des personnes démentes sont identifiées comme telles par les médecins praticiens et seulement 20 % sont traitées. Le praticien se trouve face à un dilemme majeur, devant choisir entre deux extrêmes :
investiguer prématurément au moindre fléchissement cognitif alors que beaucoup de patients ont en fait des troubles cognitifs mineurs non ou peu évolutifs, ou secondaires à d’autres causes qu’une pathologie cérébrale.
Une expectative excessive, en dépit de plaintes cognitives, exprimées de manière répétée, par le patient et / ou son entourage, faisant ignorer de réelles pathologies cérébrales qui évolueront vers une démence.4
Etant donné ce dilemme, auquel tout praticien sera confronté, nous proposons une stratégie diagnostique optimisée ; cette approche est très similaire de celle présentée antérieurement dans la Revue Médicale Suisse5 et on se reportera utilement à cet article.
Le premier temps consiste en l’anamnèse, y inclus une hétéroanamnèse. (tableaux 2 et 3).
Effectuée avec l’accord du patient, l’hétéroanamnèse est cruciale pour apprécier le retentissement des troubles cognitifs sur l’autonomie du patient dans la vie quotidienne, en raison d’une fréquente anosognosie. L’éclairage donné par d’autres soignants (centres médico-sociaux par exemple) est également précieux. Les proches ont souvent une vision plus objective et en général plus sévère des troubles que le patient. Barberger-Gateau et coll. (cohorte PAQUID, 1999)6 ont mis en évidence quatre items du questionnaire d’« activités intermédiaires » (utilisation du téléphone, utilisation des transports publics, prise de médicaments et gestion des finances) qui sont corrélés significativement à l’indépendance fonctionnelle.
Dans d’autres cas, les plaintes du patient sont disproportionnées par rapport aux difficultés perçues par l’entourage. Cette situation correspond souvent à une problématique anxiodépressive qui doit être recherchée, de même qu’un stress chronique (harcèlement au travail, difficultés socio-familiales). On sera toutefois attentif aux quelques cas d’intention malveillante d’un entourage qui chercherait à alléguer des troubles cognitifs et il est bon de corroborer si possible les différents éléments rapportés.
Enfin l’histoire familiale sera explorée : cas de démence présénile, de troubles majeurs d’ordre neuropsychiatrique ou d’autres grands systèmes organiques.
La consultation doit comporter un bref examen neurologique et psychopathologique ainsi qu’une évaluation du status clinique global.
Elle doit aussi comporter une évaluation rapide et globale des déficits cognitifs qui permet de gagner en sensibilité et d’objectiver ces troubles cognitifs.7
Les principaux tests globaux sont le Mini-Mental State Examination (MMSE)8 (seuil pathologique = 24 / 30, à adapter selon l’âge et le niveau d’acquisition scolaire) ou le Montreal Cognitive Assessment (MoCA, seuil pathologique pour un MCI = 26 / 30).9 Le MMSE a une sensibilité de 78 % et une spécificité de 87 % pour la détection d’un trouble cognitif tandis que le MoCA a une sensibilité de 97 % et une spécificité de 60 % (tableau 2).
Malgré leur utilité, on peut estimer que ces tests demandent trop de temps. On peut préférer d’autres tests tels que le MiniCog. Ce dernier consiste dans la mémorisation de trois mots, avec le test de l’horloge comme épreuve interposée avant le rappel des mots. Ce test peut aussi être effectué par d’autres professionnels de santé, par exemple une assistante médicale.5 Le BrainCheck,10 dans le même esprit avec une durée de passation d’environ deux minutes, est disponible en version téléchargeable sur appareils mobiles.11
La consultation doit comporter aussi un bilan sanguin : formule sanguine, vitesse de sédimentation, TSH, HbA1c, créatininémie, cholestérol total, tests hépatiques, électrolytes y inclus calcémie totale et corrigée, vitamines B9, B12, et, en fonction du contexte, sérologies (Borrelia, TPHA (Treponema Pallidum Haemaglutination Assay), VIH…) et autres marqueurs spécifiques (par exemple vitamine D, anticorps antithyroïdiens, proBNP, homocystéinémie, anticorps antineuronaux…).
A noter que, si le génotype ApoE4 est le seul facteur de risque génétique majeur et facilement accessible dans la démence de type Alzheimer sporadique (ou de survenue tardive), le génotypage ApoE n’est pas indiqué en clinique, car la relativement haute fréquence de l’allèle incriminé (epsilon 4) n’apporte pas d’argument diagnostique significatif.
Au terme de cette consultation, l’identification d’indices en faveur d’un déficit cognitif, même débutant, doit conduire à poursuivre la démarche diagnostique. Par contre, si l’anamnèse et l’hétéroanamnèse ne permettent de retenir l’hypothèse d’une démence débutante et que le test cognitif de screening est normal, d’autres examens ne sont pas nécessaires mais une réappréciation de la situation est conseillée dans un délai de six à douze mois.
Ces bilans prennent place dans les consultations mémoire, qui intègrent une évaluation multidisciplinaire neurologique, neuropsychologique et psychiatrique.
L’examen neuropsychologique détaillé est l’étape essentielle qui suit une première consultation médicale ayant révélé un déficit cognitif : il est fondamental dans le diagnostic différentiel car il permet de caractériser le(s) trouble(s) cognitif(s) et certain(s) trouble(s) comportemental(aux) afin d’en donner un diagnostic clinique. Holzer et coll.12 décrivaient une sensibilité et une spécificité de 96 et 100 % du bilan neuropsychologique pour le diagnostic différentiel d’une démence frontotemporale par rapport à une dépression, ce qui améliore le choix du traitement spécifique.13
Ce bilan cognitif permet de proposer une prise en charge neuropsychologique adaptée. Les tests sont choisis selon le profil psychosocial du patient (âge, niveau d’étude, maîtrise de la langue orale et écrite (bi ou multilinguisme), parcours professionnel et social, handicaps sensoriels, etc.) et le stade d’évolution de la maladie. La figure 2 montre les différents profils cognitifs typiquement identifiés.
Un examen d’imagerie cérébrale structurale est recommandé pour exclure des affections concomitantes (hématome sous-dural, tumeur maligne, hydrocéphalie à pression normale, lésions vasculaires) et orienter le diagnostic étiologique (voir l’article de Frison et coll. dans ce même numéro). Sauf contre-indications, l’IRM est actuellement préférée au CT-scan X car elle permet une étude plus précise des structures cérébrales (atrophie corticale, micro-saignements et leucoencéphalopathie vasculaire). La tomographie par émission de positons (PET) est à considérer en milieu spécialisé, notamment lorsque l’on est confronté à des présentations atypiques. Pour le diagnostic différentiel entre certaines formes de démence, comme les démences frontotemporales et la MA, un examen en PET au Fluorodésoxyglucose en ambulatoire est maintenant remboursé par les assurances-maladie en Suisse depuis juillet 2014 à certaines conditions.
L’analyse du liquide céphalo-rachidien (LCR) a deux types d’indications. D’une part, dans le cadre du bilan étiologique de pathologies atypiques ou se développant au stade présénile (tableau 2) ; d’autre part, l’analyse du LCR permet le dosage de biomarqueurs de la MA qui sont un élément supplémentaire dans l’approche diagnostique (voir l’article de Magnin et Popp dans ce même numéro). Enfin, une ponction lombaire (PL) soustractive en cas de suspicion d’hydrocéphalie « à pression normale » peut parfois avoir un intérêt à la fois diagnostique et thérapeutique.
Le diagnostic donne accès à une explication rationnelle, à la capacité de partager ces souffrances avec d’autres familles et à des propositions de prises en charge médicale et psychosociale pour le patient et pour ses proches.
Les performances du diagnostic médical dans ce domaine restent encore faibles par rapport à un « gold standard » neuropathologique, avec 30 à 40 % d’erreurs, selon la nature des critères retenus.14 Ce constat devrait motiver l’encouragement et le soutien des recherches nécessaires et urgentes, en clinique, en biologie et en imagerie cérébrale pour valider de nouvelles méthodes de diagnostic et traitement. De plus un bilan extensif permet d’augmenter la précision diagnostique de 30 à 80 %.12
Toutefois, plusieurs facteurs contribuent encore à un retard au diagnostic : a) la peur de causer un stress émotionnel au patient ; b) l’incapacité du patient de comprendre et de retenir le diagnostic ; c) le bénéfice estimé comme faible ; d) le manque de traitement efficace et e) une stigmatisation du ou de la patiente. Trente pour cents des médecins seulement se sentent à l’aise pour poser ce diagnostic ; la famille aimerait, quant à elle, être informée dans 60 % des cas et le patient dans 90 % des cas.15,16
Avec l’accord du patient, il est aussi souhaitable d’annoncer le diagnostic à un (des) membre(s) de la famille pour l’intégrer comme ressource. Actuellement, 28 à 58 % des familles et professionnels ont des difficultés à parler ouvertement du diagnostic avec le patient, surtout lors de troubles cognitifs mineurs ou très légers. Pourtant, l’anxiété du patient et des proches a tendance à diminuer suite à l’annonce du diagnostic, même si le terme MA est utilisé17 et malgré une augmentation du risque suicidaire dans les trois mois.18
Les bénéfices de l’annonce diagnostique sont nombreux : mise en place d’aides diverses et de soins à domicile, prise en charge assécurologique, prise en charge des proches par une consultation pour proches aidants et des associations de patients, mise en place de directives par le patient tant qu’il a sa capacité de discernement. Si le patient garde sa capacité de discernement, sa demande de savoir ou non doit être respectée. S’il n’a plus sa capacité de discernement, des mesures de protection peuvent être mises en place, une fois le diagnostic posé (par exemple, arrêt de la conduite automobile, curatelle, etc.). La loi vaudoise a établi clairement quel est l’ordre des personnes de l’entourage qui sont habilitées à se prononcer sur la prise en charge du patient (le conjoint en droit ou en fait, puis les enfants sont les premiers à devoir être sollicités) ; (nouveau Code civil suisse 2013).
L’annonce du diagnostic d’un trouble cognitif a un effet bénéfique dans le vécu du patient et de son entourage (baisse de l’anxiété, meilleure compréhension des comportements du patient, position active dans la maladie). Enfin, la prise en charge globale qui vise au maintien de certaines capacités fonctionnelles doit faire dans l’idéal l’objet d’une concertation avec tous les professionnels impliqués (médecin traitant, centre médicaux spécialisées, neuropsychologues, ergothérapeutes, logopédistes, physiothérapeutes…). L’offre de prestations en Suisse romande est particulièrement abondante (voir article sur la prise en charge de Daher et coll. dans ce même numéro).
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
▪ Différents outils faciles d’utilisation et nécessitant entre trois et vingt minutes permettent un screening des troubles cognitifs avec une sensibilité et une spécificité de 80 % environ
▪ Un bilan précis et adéquat permet de préciser la clinique et d’affiner le diagnostic étiologique pour adapter la prise en charge
▪ L’annonce du diagnostic, bien qu’associée à une augmentation du risque suicidaire à court terme, améliore la thymie des patients et des proches en diminuant l’anxiété associée à la maladie vécue mais non diagnostiquée