Les impressionnantes évolutions scientifiques et technologiques de ces dernières décennies influencent notre système de santé. Plusieurs éléments amènent un mode de prise en charge nouveau : la croyance en la toute-puissance de la technologie, des ressources presque illimitées dans nos pays occidentaux, la globalisation, la médecine fondée sur les preuves (EBM), ainsi que les intérêts économiques. Il en résulte une médecine maximaliste aux possibilités démesurées. La santé globale des populations s’en trouve peut-être améliorée, mais au prix de l’apparition d’une surmédicalisation, d’un contrôle social accru,1 de l’invention de nouvelles «maladies» et de la marchandisation du «bien-être», inutile ou même néfaste.
Le médecin de famille (MF), dont le rôle vise une prise en charge globale centrée sur les besoins de la personne, peut alors se trouver en conflit avec les visions maximalistes ou normatives de la médecine actuelle.
On ne s’étonnera pas que les praticiens aient commencé à s’interroger sur l’utilisation des moyens à disposition. Le concept de prévention quaternaire (P4) est ainsi né en 1986 2,3 d’une réflexion sur le système de soins actuel, l’évolution de la médecine actuelle et son rôle dans la société. Depuis lors, la P4 a été intégrée dans le dictionnaire de la Wonca (World Organization of National Colleges, Academies and Academic Associations of General Practitioners, Family Physicians) pour la médecine générale/médecine de famille 4 à côté des préventions primaire, secondaire et tertiaire (tableau 1). La P4 se définit comme une «action menée pour identifier un patient ou une population à risque de surmédicalisation et pour le/la protéger d’interventions médicales invasives ou abusives tout en lui proposant des procédures de soins éthiquement acceptables».4
Les rôles et les activités du MF sont multiples : il fait un travail d’information, d’éducation et de prévention, de dépistage, de diagnostic et de thérapie ; il pratique une prise en charge globale et un suivi au long cours pour un patient ou sa famille. La visée préventive – au sens de la Wonca – imprègne toute son activité, du premier contact avec le patient jusqu’au suivi dans le temps, du premier au dernier recours. On comprendra ainsi qu’il est possible de remplacer le terme «prévention» du tableau 1 par le terme «activité» et que l’on obtient ainsi une description complète de ce que fait le MF (tableau 2).
La conscience et le contrôle de l’agir nés dans la P4 concernent bien sûr aussi les trois autres activités du MF.5,6 La P4 interroge le bien-fondé de l’agir médical, en prévenant la médecine «non nécessaire» et la surmédicalisation, tout en tentant de réaliser des soins éthiques et de qualité.
La prévention primaire, comme l’activité 1 du MF, cherche à prévenir la survenue d’une maladie. Elle est traitée par Sommer et coll. dans ce numéro de la Revue Médicale Suisse, avec un tableau reflétant le niveau de preuve (EBM) pour chaque mesure préventive. L’activité de prévention primaire chez des patients qui ne se sentent pas malades et en l’absence de maladie identifiée par le médecin (présence des seuls facteurs de risque), peut constituer un tiers de l’activité du MF 7 dans les pays occidentaux. Il pourrait y consacrer un temps presque illimité, s’il suivait toutes les recommandations préventives publiées, ce qui l’empêcherait en même temps de remplir son rôle de soignant. Il doit donc faire des choix, ce que l’on peut qualifier de P4.
Ces choix sont en réalité très difficiles car, comme le dit Starfield,8 «il n’y aura jamais d’accord sur les priorités pour la prévention ni sur ce qu’est la prévention». La médecine clinique, à ses yeux, manque en effet d’une définition claire de ce qu’est la prévention : «Le concept de prévention avec l’accent mis actuellement sur les maladies particulières et les facteurs de risque (plutôt que sur la mauvaise santé en général) est-il utile ? Quand un grand nombre de patients n’ont pas d’accès adéquat aux soins pour leurs besoins manifestes de santé, est-il justifiable que la moitié des consultations aux Etats-Unis soient des visites de check-up de routine ?» La prévention devrait éviter la généralisation et garder une vision communautaire, basée sur des groupes à risque. De même, elle devrait se prémunir de ce qui la menace : «la baisse progressive des seuils de définition de la prémaladie comme l’hypertension, l’hypercholestérolémie ou l’hyperglycémie». Starfield plaide ainsi pour garder une équité en matière de prévention, prioriser des interventions préventives sur des populations à risque, améliorer la santé dans son ensemble, éviter la surestimation des facteurs de risque et considérer le besoin subjectif d’un patient. Une ébauche de réponse à cette problématique est décrite dans l’article de Neuner et coll., sur le coaching santé dans ce numéro de la revue. Il propose le partenariat entre patient et MF comme outil pour prioriser les actions de prévention nécessaires ou pour s’en abstenir.
L’activité 2 du MF concerne, comme la prévention secondaire, les dépistages et diagnostics précoces, soit un agir prévu chez des patients suspectés d’être malades mais qui ne se vivent pas comme tels. En effet, selon la définition de la Wonca, dans la prévention secondaire, le patient se vit en bonne santé mais la maladie existe déjà au stade précoce. A nouveau, l’EBM peut être une aide et une source d’interrogations. Le dépistage du cancer de la prostate en est un bon exemple :9 le dépistage systématique du cancer de la prostate est controversé, en raison de l’évolution souvent lente de la maladie, des effets secondaires non négligeables d’un traitement invasif précoce et l’absence d’impact sur la durée de la vie. Pourtant, chaque clinicien connaît «le» patient sauvé par un dépistage précoce. Comment choisir alors ? Suivre l’EBM ou l’appréciation subjective du MF et du patient ?
Par ailleurs, on assiste à un changement de paradigme en médecine par le déplacement de l’attention portée à l’homme malade vers l’homme bien-portant. Ainsi, la médecine déplace ses priorités des affections médicales vers des soucis de bien-être.10 Une médecine à deux vitesses est alors favorisée, montrant le clivage entre pays pauvres et riches. La P4 préconise l’utilisation des interventions de prévention surtout dans les populations à risque, permettant de favoriser les démunis (majoritaires), plutôt que des interventions individuelles, favorisant les «nantis», enclins à faire usage de ce qu’on leur offre.10
Dans la même optique, des entités sont créées par un processus intitulé disease mongering10–13 ou «façonnage de la maladie», ce qui veut dire création d’une entité nosologique nouvelle ou l’extension d’une ancienne, souvent en lien avec une promotion économique. Moynihan11 donne quelques exemples de ce phénomène :
la médicalisation de la variation humaine normale comme la calvitie chez l’homme.
La transformation d’un trouble fonctionnel en maladie comme l’IBS (irritable bowel syndrom).
La transformation d’un risque en maladie comme l’ostéoporose.
La surestimation de la prévalence d’un trouble pour en faire un problème médical majeur et enfin traitable, comme la dysfonction érectile.
L’attitude quaternaire se veut ici attentive au diagnostic inutile pour le patient (que ce soit un diagnostic précoce d’une maladie sans vrai risque ou l’attribution d’une étiquette construite, où les enjeux normatifs et économiques sont au premier plan). Nous devons nous demander à qui profite un diagnostic précoce : au patient, à la science, à l’industrie pharmaceutique, à l’administration ou à l’assurance ? Nous devons être conscients de la possibilité du mésusage d’un diagnostic par un tiers pouvant aboutir à des discriminations (assureur, employeur, juriste, etc.). C’est aussi la question de l’instrumentalisation du médecin et de la liberté professionnelle qui se pose ici.14
L’activité 3 du MF, comme la prévention tertiaire selon Wonca, s’exerce chez des patients qui se savent malades et sont identifiés comme tels par le médecin et a comme but la prévention des complications d’un traitement. L’EBM a permis de clarifier des standards scientifiques d’une prise en charge en développant des guidelines efficaces et reconnues. Certaines de ces guidelines ont été adaptées aux besoins locaux, comme par exemple les recommandations du programme cantonal vaudois pour le diabète.15 Cependant, l’EBM a été essentiellement développée pour des monopathologies, alors que la majorité des patients en MF souffre de multimorbidité, ce qui rend la prise en charge complexe : intégrer des recommandations multiples entraîne souvent des contradictions et une polymédication avec risques d’effets secondaires et d’interactions dangereuses.
La coexistence de plusieurs maladies chroniques chez un patient impose de nouvelles approches,16 comme le développement d’un réseau de soignants et l’interprofessionnalité.
Beaucoup de systèmes de soins, visant une prise en charge optimale répondant aux recommandations cliniques, juxtaposent autour d’un patient multimorbide des filières spécialisées avec des professionnels compétents dans un domaine. Ces organisations sont dites verticales16 et perdent très souvent la vision globale.
Un système intégratif centré sur les soins primaires sera dit horizontal si l’interlocuteur du patient est permanent (par exemple, le couple infirmière-MF). Ce système peut faire appel à des unités spécialisées en cas de besoins, tout en respectant les valeurs et les priorités de l’individu.
Pour bien fonctionner, la collaboration interprofessionnelle nécessite une bonne communication entre les soignants, le patient et son entourage, ce qui est plus aisé dans un petit réseau où les professionnels se connaissent.
Une autre collaboration peut se faire entre médecin et pharmacien autour de l’observance thérapeutique et de la surveillance des interactions.17 Le rôle de la P4 concerne ici la pharmacovigilance18 et la déprescription.19
Des systèmes de payement à la performance, qui évaluent la qualité des soins sur la base de l’adhérence à des guidelines de monopathologie,20 peuvent avoir des effets négatifs. Il faut alors dépasser une simple addition de diagnostics pour se centrer sur les troubles fonctionnels engendrés par les comorbidités et établir les priorités du patient.21 Cette démarche fait partie de la P4 : elle valorise l’art de savoir s’abstenir d’agir, de renoncer à des tests et à des traitements dans l’intérêt du patient. La négociation de l’agenda permet d’aborder des patients qui ne souscrivent pas à une médecine maximaliste ou au contraire en veulent toujours plus.22 On redonne aux patients une responsabilité en partant de leurs objectifs même s’ils apparaissent parfois en décalage avec ceux des soignants.23 La P4 face à la multimorbidité et aux réseaux de soins ne veut pas d’une médecine qui perturbe le patient (disruptive medicine)24 ni d’une coordination excessive entravant la liberté des patients. Il faut envisager la coordination comme une «vertu» qui peut souffrir d’un manque (le patient fait l’objet d’une prise en charge morcelée) ou d’un excès (le patient est alors pris dans les mailles d’une organisation sans possibilité d’échappement).
La situation où le patient se vit malade, a une demande et où le médecin peine à trouver un diagnostic, une mesure préventive, ou un traitement utiles, peut aboutir à une surenchère d’examens. La notion d’incidentalome ou fortuitome, terme au départ utilisé lors de découverte fortuite de nodule surrénalien, s’est étendue à toute cette activité médicale qui «traite des images» et non des patients. Choisir soigneusement les investigations appropriées est tout un art de la P4 : entre le souhait d’un patient de «tout savoir» et l’inquiétude du médecin de manquer quelque chose de grave, il faut établir des priorités. Un retour à la médecine fondée sur le récit,25,26 visant la coconstruction d’une histoire à partir de la plainte formulée et s’intéressant aux représentations du patient,27 permet d’éviter de coconstruire des histoires de médicalisation technologique excessive.
La P4 trouve son origine dans les travaux de Illich,28 Carpentier 29 Balint30 et McWhinney.31 C’est une activité réflexive du médecin qui fait appel aussi bien aux preuves EBM, qu’à des considérations de santé publique, de philosophie critique, d’éthique, de psychologie médicale et à une vision constructiviste de la maladie, intégrant les représentations du médecin et du patient. On retrouve les trois théories de la connaissance du généraliste décrites par Thomas :32 le positivisme de la science biomédicale (EBM), la théorie critique qui intègre différentes perspectives (éthiques, sociales, économiques, institutionnelles, etc.) et le constructivisme qui fait de la maladie vécue une coconstruction de récits.25
On a vu les questions éthiques se poser à propos de l’équité des soins et de l’indépendance du médecin. Quel est le meilleur moyen de se prémunir des influences diverses, susceptibles de transformer le médecin en apôtre, tantôt de la science, de l’évidence rigide, tantôt de l’industrie pharmaceutique, des réseaux verticaux, ou encore de sa corporation ? C’est une approche centrée sur le patient,33 définie par la Cochrane database 34 comme une philosophie du soin, qui nous donne une ébauche de réponse et nous encourage : «a) à partager le contrôle de la consultation avec le patient ainsi que les décisions concernant les interventions ou la gestion de ses problèmes de santé et b) à considérer le patient comme une personne à part entière qui a des préférences personnelles liées à un contexte social (à l’opposé d’une consultation axée sur une partie du corps ou une maladie).»
Le centrage sur le patient est un concept souvent employé mais difficile à définir.35 On le comprend mieux si l’on dit ce qu’il rejette : une médecine centrée sur le médecin, sur l’hôpital, la technologie ou la maladie, mais aussi sur le client-consommateur. Il s’agit de replacer la personne au centre de son contexte, de privilégier le local (le patient avec ses particularités, ses ressources, son contexte de proximité) sur le global (le système de santé et sa vision organisationnelle et économique). Ce centrage doit fonctionner comme un révélateur en cherchant «à rendre explicite ce qui est implicite dans les soins au patient».35 Oublier l’implicite, c’est oublier le récit qui se construit, c’est oublier la subjectivité et l’intersubjectivité avec sa dimension inconsciente. Launer,25 par sa vision constructiviste, propose même de remplacer la médecine centrée sur le patient par une médecine fondée sur le récit, qui se coconstruit dans la relation.
Nous avons décrit la position de la prévention quaternaire face à une médecine maximaliste, comme une position de prudence et de critique. La P4 ouvre sur l’alternative d’un autre paradigme scientifique qui cultive une approche centrée sur le patient, le doute, y compris de soi-même, la réflexivité, l’interrogation éthique. Une médecine par trop totalisante, faite de réseaux verticaux centrés sur la maladie, de contrôle social, de promotion des médicaments et des interventions s’inscrit dans un discours de globalisation qui néglige les agendas locaux, celui du patient en premier lieu mais aussi les ressources territoriales d’un système de santé efficace.
> Le développement des moyens technologiques et scientifiques amène une surmédicalisation souvent néfaste
> La prévention quaternaire réfléchit sur le bien-fondé de l’agir médical, en prévenant le trop de médecine tout en garantissant des soins éthiques de qualité
> Le choix des mesures de prévention, d’investigations ou de traitements doit se faire en tenant compte de l’agenda du patient