Singy, P., Cantero, O., Bodenmann, P. (2022). 'La patientèle sourde et malentendante face au système de santé' in Vulnérabilités, diversités et équité en santé.

Chapitre 2.14. La patientèle sourde et malentendante face au système de santé

Objectifs d’apprentissage

• Montrer les vulnérabilités de la patientèle sourde et malentendante.

• Instruire sur la notion de communauté sourde.

• Suggérer des pistes pour améliorer la prise en charge des patients sourds et malentendants.

En Suisse, près d’une personne sur cent présente une limitation importante ou complète de l’ouïe, alors qu’environ 13% de la population est affectée par une malentendance plus ou moins importante. La littérature révèle de nombreuses inégalités sociales de santé 1 entre population entendante et population sourde et malentendante (détresse psychologique, comorbidité, santé sexuelle, prise en charge des maladies chroniques, maltraitance, accès aux messages de prévention, etc.). Par ailleurs, l’observation fait état de l’existence d’une réalité encore très largement méconnue : les personnes dites « sourdes » tendent à former une véritable communauté, au bénéfice d’un système de communication complet, et partageant un ensemble de normes et de valeurs culturelles. La difficulté évidente d’accès aux soins pour cette population commande la mise en place, pour l’heure balbutiante, d’adaptations au sein du monde sociosanitaire permettant une communication efficiente et une prise en charge adéquate.

Vignette clinique n° 1

Le cas de Léa.

Le jour de l’accouchement, la venue de l’interprète est refusée par l’équipe soignante. La patiente se retrouve alors en salle d’accouchement, les soignant·e·s portent des masques et elle doit subir une péridurale. Sans la possibilité de lire sur les lèvres, la patiente n’a pas pu savoir quand est-ce qu’elle allait se produire.

« Des surdités »

En conformité avec les observations menées auprès des personnes concernées 2, on ne peut parler de surdité et de malentendance qu’en termes de pluralité. C’est ainsi qu’on oppose la surdité prélinguale (avant 3 ans, soit avant l’intégration des structures du langage verbal), qui est imputable essentiellement à des facteurs génétiques, à la surdité postlinguale (après 3 ans) dont les causes sont multiples : maladies infectieuses, usages médicamenteux délétères, exposition excessive au bruit, sénescence. Par ailleurs, au plan de la perte auditive, on distingue cinq degrés de surdité : légère (la perte se situe entre 20 et 40 dB) ; modérée (la perte se situe entre 40 et 70 dB) ; sévère (la perte se situe entre 70 et 90 dB) ; profonde (la perte est supérieure à 90 dB) ; totale (cophose – l’audition n’est pas mesurable). Au plan statistique, l’OMS3 recense environ 360 millions de personnes dans le monde présentant une perte auditive modérée (malentendants) ou profonde (sourds) des deux oreilles. Cette même organisation considère en outre que le tiers des personnes de 65 ans et plus souffrent d’une perte d’audition incapacitante 3. Pour ce qui touche à la Suisse, l’Office fédéral de la statistique 4 évalue dans son « Enquête suisse sur la santé » que près d’une personne sur cent (0,9%) présente une limitation très importante ou complète de l’ouïe, ce qui correspond à la population sourde ou fortement malentendante du pays. Pour leur part, la Fédération suisse des sourds (SGB-FSS) et Forom écoute (Fondation romande des malentendants) relèvent que près d’un million de personnes malentendantes (13%) vivent en Suisse, chiffre en constante progression en raison du vieillissement de la population 5. Par-delà ces éléments chiffrés, qui invitent à penser que la totalité ou presque des soignant·e·s ont été – ou seront – amené·e·s à interagir avec des patient·e·s sourd·e·s ou malentendant·e·s 6,7, se cachent des réalités médicales, sociales et culturelles encore trop mal connues du monde sociosanitaire. Écrites dans un souci d’égalité des chances à l’accès aux soins, les lignes qui suivent ont précisément pour objectif de contribuer à mettre à jour certaines de ces réalités.

Une population vulnérable

En dépit de l’hétérogénéité du segment de population qu’elles forment, les personnes sourdes et malentendantes sont toutes, à des degrés divers, en proie à une vulnérabilité 8 qui obère de façon plus ou moins importante leurs conditions d’existence. Ainsi, en termes de santé, cette population présente de claires inégalités face à la population entendante, cela tant au plan épidémiologique qu’au plan de la prise en charge clinique. Épidémiologiquement parlant d’abord, on note que, dans le monde occidental, les prévalences les plus inquiétantes mises en lien avec la perte auditive sont celles relatives à des troubles psychiques et psychologiques. À cet égard, on relève que près de la moitié des personnes sourdes, malentendantes et/ou acouphéniques connaissent au moins une fois dans leur vie un épisode de profonde détresse psychologique 9, tandis que 20% d’entre elles ont fait au moins une tentative de suicide 10, chiffre trois fois plus élevé que celui observé pour la population entendante 11. En outre, on relève des risques augmentés de dépression et de déficience cognitive imputables à des problèmes de communication liés à une déficience auditive tout comme à un environnement – familial et social – démuni et rencontrés dans la petite enfance 12,13. Ces problèmes, que l’on peut mettre en rapport avec le fait de grandir dans une famille entendante, semblent aussi pouvoir expliquer que les enfants à la surdité sévère présentent un risque plus élevé que les autres d’être victimes de maltraitances ou d’abus sexuel qui sont autant de facteurs de risque pour la survenue des troubles anxieux ou dépressifs, en reconnais-sant l’impossibilité, dans l’esprit de leurs agresseurs, de les dénoncer verbalement 14.

Vignette clinique n° 2

Le cas de Géraldine.

Géraldine se rend chez le médecin pour des migraines récurrentes. Les quinze minutes de consultation sont utilisées par le médecin pour lui poser des questions sur ses problèmes d’audition. Il n’aborde pas le problème des migraines. Elle devra se rendre chez un autre soignant pour en discuter et trouver une solution.

Au plan somatique, la population sourde et malentendante présente des caractéristiques comparables aux autres catégories de personnes dites « vulnérables » que ce soit en termes d’affections secondaires, de comorbidités, d’affections dues à l’âge ou encore de taux de décès prématurés 15. À ce titre, on peut signaler qu’un cumul pathologique touche 25% des personnes sourdes, lesquelles présentent ainsi soit un handicap sensoriel supplémentaire, soit un autre handicap physique ou encore une maladie somatique chronique 16,17. Concernant ce dernier aspect, il faut relever, par ailleurs, que les personnes à la surdité sévère forment l’une des populations dont le diabète est le plus mal pris en charge 18. Enfin, ces mêmes personnes souffrent de toute une série de troubles liés à leur condition : vertiges, otite chronique, douleurs du canal auditif externe, écoulements, eczéma, problèmes musculo-squelettiques liés aux postures pour mieux entendre. L’essentiel des inégalités au plan de la prise en charge des personnes sourdes et malentendantes tient surtout dans le fait qu’elles apparaissent clairement moins bien informées sur leur propre état de santé que ne le sont les sujets entendants. Ceci est particulièrement vrai s’agissant du domaine de la santé sexuelle en lien, par exemple, avec la question du VIH 19 ou de la contraception 9, des affections cardiaques 20, des maladies métaboliques et nutritionnelles 18,21 en lien avec le diabète et le cholestérol, ou encore avec le cancer 22. Pareil état de fait est sans conteste imputable à des problèmes d’intercompréhension dont se plaignent nombre de patients sourds et malentendants15 et dont on devine les conséquences en termes de risques d’erreurs dans la formulation de diagnostics et dans le respect de prescriptions 23. Ces mêmes problèmes, qui peuvent impacter – en raison d’une transmission déficiente d’informations pertinentes – l’autonomie des patient·e·s sourd·e·s et malentendant·e·s 24, sont aussi relevés par le personnel soignant 7, souvent frustré de ne pouvoir pleinement remplir sa mission.

Vignette clinique n° 3

Le cas de Michel.

Il se rend aux urgences en début de soirée. Il y passera la nuit, lors de laquelle il rencontrera différents soignants. À chaque nouvelle arrivée, il doit expliquer qu’il est sourd et ce que ça implique en matière d’adaptation de la communication.

Des soignants démunis

Il apparaît qu’encore aujourd’hui, les personnels soignants, en Suisse comme ailleurs, ne sont pas à même d’interagir de manière optimale avec les personnes sourdes ou malentendantes 7. Leur méconnaissance des réalités attachées aux surdités conduit au maintien, voire au renforcement, d’un certain nombre de représentations qui ont toute chance de compromettre une prise en charge adéquate d’un·e patient·e sourd·e ou malentendant·e. Dans les faits, ces représentations se traduisent au travers du développement d’un certain nombre d’attitudes que l’on peut qualifier de « mauvais » réflexes. À ce titre, on peut citer un recours trop confiant dans l’écrit, avec l’idée – erronée – selon laquelle toutes les personnes atteintes de surdité ont une maîtrise de la contrepartie graphique de la langue orale18, une articulation très appliquée des propos qu’ils·elles prononcent, alors qu’en règle générale, la lecture labiale autorise la compréhension d’un mot sur trois 25 ou encore l’attribution du rôle d’interprète à un·e proche du patient, attribution qui pose le problème de la confidentialité et de la neutralité chez les tiers traduisants non formés 26. En regard de tels réflexes, force est de constater que les clinicien·ne·s ayant été au bénéfice d’une sensibilisation ou d’une formation à la communication avec des personnes sourdes ou malentendantes constituent clairement l’exception, comme en témoigne une étude encore en cours. Tout laisse à penser, pourtant, que ce n’est qu’au prix d’une telle formation que les soignant·e·s pourront, tout comme ils·elles l’ont fait depuis longtemps s’agissant de la patientèle migrante 27, intégrer dans leur clinique l’idée que les obstacles qui entravent la communication avec les patient·e·s concerné·e·s par la surdité sont à la fois de nature linguistique et culturelle. On le sait en effet depuis un certain temps maintenant : cette population, tout du moins une bonne part d’entre elle, forme, dans les limites d’un espace donné, une véritable communauté que fédère la pratique en commun d’un même idiome.

Un droit à la différence

Si un certain nombre de personnes sourdes ou malentendantes s’accommodent d’un recours à des appareils auditifs plus ou moins sophistiqués ou à la lecture labiale pour tenter de surmonter ce qu’elles considèrent elles-mêmes comme un handicap sensoriel, une bonne part de ces personnes, surtout celles dont la surdité est prélinguale, refusent de se laisser appréhender au travers des termes d’un modèle qui a longtemps prévalu, en médecine comme ailleurs. En effet, ce modèle – dit « de la déficience » – où la surdité est vue comme une invalidité qu’il s’agit de limiter par un effort de correction (oralisation) ou de compensation (appareillages) est de plus en plus contesté au profit de l’émergence d’un modèle – dit « de la culturalité » – pour lequel le fait d’être sourd·e ou malentendant·e représente un trait définitoire structurant un groupe social pourvu d’une histoire, d’une culture et d’une langue – signée –, trait donnant droit, ce faisant, à prétendre à la reconnaissance. Pour convaincre, les tenants de ce modèle se sont appuyés sur le fait, scientifiquement incontestable 28, selon lequel le langage mimo-gestuel dont les diverses langues des signes attestées constituent les modalités offre la même omnipotence sémiotique que le langage verbal, en ce qu’il permet de tout dire 29. Mis à part la question du canal de réception (visuel versus auditif), le paral-lélisme entre une langue orale et une langue signée est complet : présence d’une syntaxe, articulation, évolution, plurifonctionnalité (par exemple communicative, ludique, cryptique, etc.), variation (sociale, régionale, générationnelle), etc. On sait par ailleurs que la compréhension des mots et des signes gestuels suppose l’activation des mêmes zones cérébrales 30 et qu’en termes d’acquisition, l’enfant sourd et l’enfant entendant passent par des phases similaires : babillage vocal et gestuel entre 7 et 10 mois, premiers mots/gestes formés entre 12 et 18 mois, deux mots/gestes entre 18 et 22 mois, développements morphosyntaxiques entre 22 et 36 mois 31. Fait d’importance, la pratique de la langue signée représente un des éléments constitutifs de la culture sourde aux yeux, non seulement d’une bonne part des personnes sourdes, mais aussi des chercheur·euse·s qui l’étudient aujourd’hui. À cet égard, s’il est vrai que ces dernier·ère·s peinent encore à tomber d’accord sur une définition opératoire d’une telle culture 32, plusieurs n’hésitent pas, cependant, à la considérer comme étant la somme des manières de faire, de raisonner, d’être et d’interagir observables dans les limites d’un groupe de personnes sourdes/malentendantes donné 33. Le droit à la reconnaissance de leur différence pour les personnes concernées par la surdité va croissant dans les sociétés tech-niciennes comme les nôtres, notamment grâce à l’officialité de plus en plus souvent accordée aux langues signées. Soucieuses d’un accès aux soins équitables, les structures sociosanitaires sont donc appelées au respect de ce droit en faisant, par exemple, appel pour les patient·e·s sourd·e·s ou malentendant·e·s qui le demandent à des interprètes professionnel·le·s ou à certains supports visuels aptes à assurer une prise en charge tenant compte des particularités linguistiques et culturelles propres au groupe auquel appartiennent ces personnes.

Conclusion

La revue de la littérature scientifique centrée sur la problématique des soins prodigués aux personnes à la surdité profonde ou sévère et aux personnes malentendantes permet de conclure à leur évidente vulnérabilité en termes d’accès tant aux soins qu’aux informations en santé. Les obstacles qu’elles rencontrent pourraient être, tout ou partie, levés à condition que les professionnel·le·s de la santé soient en capacité de mettre en œuvre des stratégies communicationnelles adaptées et qu’ils·elles disposent d’outils d’aide à la communication performants. Or, tout indique que les soignant·e·s, en Suisse comme ailleurs, sont pour l’heure plutôt désemparés face à ce type de patients, manquant de temps et de moyens spécifiques pour leur bonne prise en charge, inclinant à recourir à des proches pour assurer la traduction en dépit des limites que présente cette dernière, tout cela en nourrissant, par surcroît, certaines représentations erronées au sujet de la surdité et de la malentendance. Admis les risques, tant psychologiques que physiques, encourus par les populations sourdes et malentendantes au sein de la sphère médicale, il apparaît de première importance d’appeler les autorités compétentes à prendre de façon urgente un certain nombre de mesures qui permettraient de réduire une disparité criante d’accès aux soins. Parmi celles-ci, on pense d’abord à un accueil des patient·e·s sourd·e·s et malentendant·e·s dans les structures de soins capables de les identifier de façon certaine et, par là même, de faciliter un suivi adapté à leurs besoins. À cet égard, une sensibilisation ou une formation à la problématique des interactions avec les personnes sourdes et malentendantes devrait être offerte à l’ensemble de personnels soignants et administratifs. En outre, ces personnes devraient avoir accès à toutes les ressources nécessaires à l’exercice de leurs droits de patient·e·s, pouvant bénéficier d’interprètes professionnel·le·s, de personnel soignant spécialisé et d’aides technologiques à la communication appropriées. Il va sans dire qu’une démarche visant à permettre un meilleur accès aux soins pour les patientièles sourde et malentendante et à voir, par là même, la déontologie médicale respectée suppose bien davantage qu’un effort conjugué de bonnes vo-lontés et d’actions individuelles. Dans ces conditions, une réflexion en termes financiers doit évidemment être menée. À cet égard, certaines institutions publiques ou privées devraient être sollicitées pour ce qui touche à des actions concrètes sur le terrain, comme l’élaboration d’un guide facilitant les interactions avec un·e patient·e sourd·e ou malentendant·e. Pour ce qui regarde la sensibilisation et la formation des personnels soignants à la communication avec la patientèle sourde et malentendante, les diverses écoles de médecine et de soin ont un rôle de premier plan à jouer. Enfin, il faut insister sur le manque, au total, criant de connaissances scientifiques relatives à ces patient·e·s. Aussi s’impose la nécessité de mettre en route des études fondamentales ou de type recherche-action les concernant, en y incluant leurs proches, leurs soignant·e·s et les interprètes en langue des signes qui les assistent.

Figure 1a et b.

Dans le cadre de son projet Breaking The Silence, l’association METIS (Mouvement des étudiant·e·s travaillant contre les inégalités d’accès à la santé), a édité des cartes de poche à l’attention du personnel soignant.

Implications pratiques

Quelques conseils pratiques empruntés à www.voirpourcomprendre.ch pour une consultation avec une personne sourde ou malentendante :

• Attirer l’attention et exprimez-vous à tour de rôle sans couper la parole à votre interlocuteur·ice.

• Parler distinctement, à un rythme régulier et à voix normale, sans exagérer l’articulation.

• Écrivez les noms propres, termes médicaux, etc., en vous assurant que le·la patient·e a bien compris.

• Éliminez les bruits de fond en fermant portes et fenêtres.

• Faites appel aux interprètes en langue des signes (française).