Gloor, E., Meystre-Augustoni, G., Ansermet-Pagot, A., Vaucher, P., Durieux-Paillard, S., Bodenmann, P., Cavassini, M. (2022). 'Travailleuses du sexe et accès aux soins' in Vulnérabilités, diversités et équité en santé.

Chapitre 2.5. Travailleuses du sexe et accès aux soins

Objectifs d’apprentissage

• Se familiariser avec les facteurs de vulnérabilité touchant les travailleuses du sexe et pouvant limiter leur accès aux soins.

• Connaître les différentes structures d’accueil existantes et les projets visant à améliorer l’accès aux soins des travailleuses du sexe.

Les travailleuses du sexe constituent un groupe hétérogène qui cumule les facteurs de vulnérabilité, comme l’instabilité géographique, la migration forcée, les addictions et l’absence d’un permis de séjour. Leur accès aux soins dépend notamment des lois régissant le « marché du sexe » et de la politique migratoire du pays d’accueil 1. Dans cet article, nous passons en revue diverses stratégies sanitaires européennes destinées à ce groupe vulnérable et celles mises en place ces dernières années à Lausanne. Nous présentons également les résultats d’une étude pilote réalisée auprès de 50 travailleuses du sexe pratiquant dans les rues de Lausanne en 2011. Les résultats sont préoccupants : 56% des personnes interrogées n’ont pas d’assurance maladie, 96% sont migrantes et 66% sans permis de séjour. Ces résultats devraient sensibiliser les décideurs politiques à soutenir les projets visant à améliorer l’accès aux soins des travailleuses du sexe.

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Une femme de 38 ans, originaire d’Afrique, consulte les urgences de la Policlinique médicale universitaire de Lausanne en raison d’un état fébrile à 39 °C depuis quarante-huit heures, une toux sèche et une dyspnée à l’effort. La patiente est hospitalisée au CHUV. La fiche d’admission précise qu’elle n’est pas affiliée à une assurance maladie et qu’elle est sans emploi. Le diagnostic retenu est une pneumonie à Pneu-mocystis jirovecii. Le test VIH s’avère positif. Un complément d’anamnèse révèle que la patiente est sans permis de séjour, en Suisse depuis deux ans, et qu’elle travaille dans le sexe tarifé. S’agit-il d’une situation rare ? A-t-elle déjà consulté des services de soins par le passé ? Si oui, un bilan de santé aurait-il permis d’éviter cette hospitalisation et le diagnostic tardif de l’infection VIH ?

Introduction

La prostitution, activité légale en Suisse 2, reste un domaine peu étudié sur le plan so-ciodémographique et médical. Des statistiques en termes de nombre de travailleuses du sexe (TS), d’origines, de lieux de vie, de conditions de travail, d’affiliations à une assurance maladie, d’états de santé et de motifs de consultations médicales sont difficiles à obtenir, car nombreuses sont celles qui exercent dans un contexte très marginalisé et dans la clandestinité. Cette problématique sociale rend l’accès aux soins potentiellement difficile. À ces facteurs de vulnérabilité s’ajoute une mobilité géographique importante, avec pour conséquence un parcours dans le système de santé peu documenté 3. Or, l’isolement social et les conditions de travail rendent les TS particulièrement vulnérables sur le plan de la santé 4. Une étude effectuée à Londres auprès des TS a montré des taux de mortalité et de morbidité (infections sexuellement transmissibles [IST], troubles psychiatriques, consommation de drogues) fortement supérieurs à ceux de la population générale 5.

Données épidémiologiques et définitions

On distingue deux modalités d’exercice de la prostitution : celle pratiquée outdoor (prostitution de rue) et celle pratiquée indoor (bars, cabarets, hôtels, domiciles, salons). Cet article se réfère à la prostitution de rue, contexte dans lequel les TS cumulent les facteurs de risque 6. En effet, la prostitution outdoor est soumise à une forte concurrence et les TS qui la pratiquent peuvent rencontrer des difficultés à imposer le port du préservatif aux clients. De plus, les conditions de travail précaires les exposent à des problèmes d’hygiène et à des violences 7. On estime que 14 000 à 20 000 personnes se prostituent en Suisse. Cette population serait composée à 70% de migrants, dont un nombre important de personnes sans permis de séjour 3,8. En 2008, la police évaluait à 250 le nombre de TS dans l’agglomération lausannoise. Selon les travailleurs sociaux, ce chiffre représente-rait uniquement les TS de rue et serait doublé s’il incluait la population travaillant dans d’autres contextes 9. Ces données peu précises reflètent la difficulté d’accéder à cette population ainsi que la constante évolution de ses effectifs, liée notamment aux flux migratoires. En Suisse, selon une enquête réalisée auprès de la population âgée de 17 à 45 ans, un homme sur six a eu recours, au cours de sa vie, au sexe tarifé 10. Le pourcentage des hommes ayant eu des relations sexuelles tarifées au cours des douze derniers mois est de 3,9%. Par ailleurs, 38% d’entre eux déclarent se trouver, parallèlement, dans une relation stable 10. Même si 90% des hommes ayant recours au sexe tarifé déclarent utiliser un préservatif, ces chiffres suggèrent l’importance d’un suivi médical adéquat des TS et de leurs clients 10,11.

Accès aux soins

Les facteurs limitant l’accès aux soins des TS sont multiples : grande mobilité, absence de permis de séjour, difficultés financières, stigmatisation 12-14 (tableau I). Les stratégies mises en place pour pallier ces difficultés sont variables et dépendent des lois régissant le marché du sexe et de la politique d’immigration en vigueur dans le pays d’accueil. Au Royaume-Uni (Glasgow, Londres), de nombreux centres de santé destinés aux TS se sont développés depuis la fin des années 1980. Ceux-ci proposent des vaccinations gratuites, des soins de premier recours, des échanges de seringues et des services sociaux 15. L’étude effectuée dans l’un de ces centres par Carr et al. a montré qu’une structure d’accueil regroupant des soins de base et des services sociaux permet d’obtenir un meilleur suivi médical et une diminution des taux d’IST 16. L’étude de Donegan effectuée au Royaume-Uni a montré que sur les 172 centres spécialisés dans les IST, 5% rappor-taient offrir des services spécifiques pour les TS et 10% collaboraient étroitement avec des associations spécialisées dans la prévention auprès des TS 17. Ce travail de terrain a permis d’évaluer les besoins en matière de santé des TS et de les informer sur l’existence des différents centres de soins 17. L’existence de ces centres spécialisés dans les IST en Angleterre semble faciliter l’accès aux soins et le dépistage des IST. Une étude de McGrath-Lone montre une prévalence du VIH et de la syphilis comparable entre les TS et les personnes ne travaillant pas dans le domaine du sexe tarifé. La prévalence est plus élevée pour les infections de chlamydia et gonorrhée chez les TS 18. En Allemagne, des cliniques spécialisées dans les IST proposent des dépistages gratuits aux TS. Jusqu’en 2001, ces cliniques dépendaient du département de Contrôle des maladies vénériennes et les tests étaient obligatoires pour les TS. Depuis 2001, ces tests obligatoires ont été remplacés par des tests volontaires. Une étude de Nitschke et al., comparant ces deux méthodes dans un centre de Cologne, a démontré la plus grande efficacité de celle basée sur le volonta-riat 19. En effet, les tests volontaires permettent de toucher une population plus large, incluant les personnes sans permis de séjour souvent réticentes à effectuer des contrôles obligatoires. Une augmentation conséquente du nombre d’IST dépistées a été observée depuis 2001, elle a été interprétée comme une preuve de l’efficacité des tests volontaires dans la prévention. En Suisse, l’accès aux soins varie en fonction de l’offre médicale à bas seuil disponible à proximité des lieux de prostitution et de la présence d’associations spécialisées dans le domaine de la prostitution. L’étude de Bugnon et al. nous a donné un aperçu des différents types de prestations sanitaires et/ou sociales, des différents « acteurs » et des services proposés aux TS 20 (tableau II). Les associations spécialisées sont le plus souvent responsables de la prévention et de l’orientation dans le réseau de soins 20 (tableau II). En 2016, une étude nationale a permis d’interroger 579 TS sur leur comportement face au VIH et autres IST. Les résultats montrent qu’une large majorité (90,1%) déclare avoir de bonnes connaissances du VIH et deux tiers ont effectué un test VIH ces douze derniers mois. Plus de la moitié ont réalisé ces tests à l’étranger 21. Dans le canton de Vaud, l’association Fleur de Pavé effectue un important travail de proximité, axé sur la prévention et le soutien psychosocial. Elle assure des permanences dans ses locaux, et propose un lieu d’accueil et de prévention dans un bus stationné quatre soirs par semaine dans le quartier de Sévelin à Lausanne. En 2015, le projet SWISS (Sex Work and Sexually Transmitted Infections Screening and Survey) est initié à Lausanne avec pour objectifs d’offrir un dépistage gratuit des infections sexuellement transmissibles aux TS et d’investiguer leur prévalence dans cette population. Les résultats montrent que sur les 96 TS ayant accepté de participer à l’étude, 16% ont été testées positives pour une nouvelle IST. Plus spécifiquement, 6% d’entre elles ont été testées positives pour une infection à C. Trachomatis, 5% pour une syphilis latente et 4% pour une hépatite B. Aucune infection au VIH n’a été diagnostiquée. Les taux positifs pour la syphilis et l’hépatite B sont légèrement supérieurs à ceux de la population générale. Une vaccination pour l’hépatite A et B a été également proposée durant cette étude et majoritairement acceptée par les TS. Il a été également observé que proposer un service traduction ainsi qu’un accompagnement social pouvait faciliter l’accès aux soins et traitements 22.

Tableau I.

Facteurs limitant l’accès aux soins des travailleuses du sexe et conséquences sur la prise en charge 12-14.

Tableau II.

Mesures mises en place dans diverses régions de Suisse permettant d’améliorer la prévention et l’accès aux soins des travailleuses du sexe 20.

Résultats d’une étude conduite à lausanne

Dans le cadre d’un travail de master en médecine, nous avons réalisé une étude pilote afin d’évaluer l’accès aux soins des TS exerçant à Lausanne. Durant l’année 2010, 70 TS de rue se sont vu proposer de remplir un questionnaire anonyme dans le bus de l’association Fleur de Pavé. Ce questionnaire visait à évaluer leurs connaissances et utilisation du réseau de santé lausannois. Après exclusion de 4 sujets (2 ne travaillaient pas dans la rue et 2 autres n’avaient pas leur capacité de discernement), 66 sujets remplissaient les critères d’inclusion ; 50 ont accepté de répondre au questionnaire (le manque de temps étant le motif principal de refus de 16 sujets). Les résultats de l’étude montrent que 96% des TS interrogées sont migrantes et que 66% n’ont pas de titre de séjour valable leur permettant de travailler légalement en Suisse (tableau III). Une minorité parle le français ; 40 questionnaires ont été remplis dans une autre langue telle que le portugais, l’anglais, le roumain ou l’espagnol. 72% des TS interrogées rapportent avoir consulté un service de santé durant les douze derniers mois (tableau IV). Les endroits les plus consultés sont les urgences du CHUV/Unisanté et les services gynécologiques. Étonnamment, seuls 14% des sujets se sont rendus au Point d’Eau, structure d’accueil de bas seuil à Lausanne (qui reçoit 95% de patients sans permis de séjour), et seulement 30% des répondantes connaissaient son existence. 17% d’entre elles se sont rendues chez un médecin de premier recours exerçant dans un cabinet en Suisse. Parmi les motifs de consultations, les problèmes de médecine de premier recours (problèmes respiratoires, musculo-squelettiques, digestifs) et gynécologiques sont les plus fréquemment cités. Ils sont suivis par les demandes de bilans de santé et de vaccinations (25%). Alors que 36% des TS ont rapporté avoir été victimes de violences physiques et psychologiques lors des douze derniers mois, 8% seulement ont consulté suite à des violences physiques. Enfin, 56% des TS ayant répondu déclaraient ne pas avoir d’assurance maladie ; les raisons invoquées sont le manque d’argent pour payer les primes d’assurances, l’absence de permis de séjour et le manque d’informations (tableau V). On remarque une nette corrélation entre le fait de ne pas être assurée et de ne pas avoir de permis de séjour. Sur les 33 TS sans permis de séjour, seules 6 avaient une assurance maladie. A contrario, 16 des 17 TS disposant d’un titre de séjour valable avaient une assurance maladie.

Tableau III.

Caractéristiques sociodémographiques des travailleuses du sexe de rue à Lausanne.

Tableau IV.

Utilisation du système de santé suisse.

Tableau V.

Affiliation à une assurance maladie suisse.

Discussion

Dans notre échantillon, 96% des TS de rue à Lausanne sont des personnes migrantes et plus des deux tiers sont sans permis de séjour. Plus de la moitié n’ont pas d’assurance maladie (alors que l’affiliation est possible même en l’absence de permis de séjour), ce qui limite leur prise en charge médicale et favorise les consultations ponctuelles en urgence. Pourtant, la majorité a séjourné en Suisse plus de trois mois, période au-delà de laquelle toute personne devrait contracter une assurance maladie obligatoire. Leur grande mobilité en Suisse et hors de la Suisse rend leur suivi médical difficile. Ces TS connaissent et utilisent majoritairement les principaux centres publics d’urgence du canton de Vaud (CHUV, Unisanté et Maternité), alors que seulement une sur cinq a consulté un généraliste ou le centre du Point d’Eau de Lausanne pourtant dédié aux personnes précarisées. Les principaux motifs de consultation concernent la médecine de premier recours ou la gynécologie, deux services disponibles gratuitement au Point d’Eau. La moitié des TS n’ont pas informé le médecin de leur profession, ce qui contribue sans doute à une prise en charge subopti-male, notamment en termes de dépistage des IST, des affections gynécologiques ou proc-tologiques ainsi que des problèmes de santé mentale. Bien qu’un tiers des TS rapportent avoir subi des violences physiques ou psychiques, seulement une minorité a consulté pour ce motif, soulignant la nécessité pour les médecins d’explorer ce domaine chez les TS.

Conclusion

La grande mobilité géographique, le défaut d’assurance maladie, les difficultés liées à la migration et au permis de séjour, les problèmes linguistiques, le manque de connaissances et d’informations sur le réseau médico-social, sont les obstacles principaux à un accès aux soins adapté des TS. Peu d’offres de services spécifiques sont actuellement disponibles en Suisse 23. Les impacts positifs des projets mis en place en Europe ont pourtant démontré l’utilité de telles démarches. Les possibilités d’action sont larges : médecins de référence, meilleure adaptation des structures existantes aux besoins des TS (horaires, services d’interprètes, consultations sans rendez-vous, tests de dépistage et traitements à un prix accessible), semaines d’action proposant des vaccinations et dépistages à proximité des lieux de pratique des TS. Suite à cette étude, des projets concrets ont pu voir le jour et devraient permettre de mieux répondre aux besoins de cette population. Un travail de master en médecine réalisé en 2015, mettant en perspective la santé sexuelle par rapport aux besoins globaux en matière de santé, montre une préoccupation importante des TS concernant leur santé psychique et les violences qu’elles subissent. Ces résultats indiquent combien il est important d’aller activement à la rencontre des TS et d’évaluer leur besoin concernant leur santé à un niveau local 24. Une telle approche est nécessaire pour améliorer l’accès aux soins des TS, non seulement dans une visée de santé publique (prévention des IST, réduction des risques), mais aussi dans une optique plus individuelle de promotion de la justice sociale auprès d’une population vulnérable.

Implications pratiques

• La majorité des travailleuses du sexe à Lausanne (et très certainement en Suisse) n’ont pas de titres de séjour et plus de la moitié n’ont pas d’assurance maladie. Une information pratique des lieux de consultation de bas seuil et du devoir de s’assurer devrait être diffusée par tout soignant aux personnes sans titre de séjour. Un accompagnement social devrait être proposé si nécessaire.

• Le médecin de premier recours n’est informé par sa patiente qu’une fois sur deux de sa profession.

• La consultation en urgence d’une travailleuse du sexe devrait être l’occasion d’un bilan de santé ciblé sur les infections sexuellement transmissibles (IST), la vaccination, la santé mentale et les conséquences de violences physiques.

• Le travail en réseau entre les services de santé et les associations spécialisées devrait être renforcé afin d’améliorer le dépistage et la prise en charge des maladies fréquentes des travailleuses du sexe.