Kunz, L., Dominicé-Dao, M., Schuster, S., Bonvin, R., Biller-Andorno, N., Känel, R., V., Egloff, N., Marin, C., Houmard, S., Gachoud, D., Vu, F., Bodenmann, P. (2022). 'Comparaison des modalités d’enseignement des compétences cliniques transculturelles dans les différentes facultés de médecine suisses en 2018' in Vulnérabilités, diversités et équité en santé.
Identifier les modalités d’enseignement des compétences cliniques transculturelles dans les différentes facultés de médecine suisses (niveau prégradué) en 2018.
Introduction
De par ses quatre langues nationales, la Suisse constitue un exemple d’intégration mul-ticulturelle. Sur le plan fédéral, l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) promeut un accès aux soins pour tous 1. Cet objectif nécessite que les cliniciens soient équipés de compétences appropriées que les experts ont définies comme des compétences cliniques transculturelles (CCT 2). Ces CCT constituent « un ensemble de connaissances, de savoir-faire et d’attitudes permettant de prodiguer des soins de qualité à des patients d’origines socioculturelles et linguistiques diverses 3 ». La définition large du terme socioculturel inclut la notion de diversité par rapport à soi comprenant des caractéristiques sociales, économiques, physiques, religieuses ou encore à celles concernant le genre, l’orientation sexuelle, etc. Les CCT, à l’image des autres compétences attendues des médecins, peuvent être enseignées avec succès 4.
M. S est un patient de 45 ans que vous suivez pour une hypertension artérielle traitée par un antihypertenseur. Sa tension artérielle demeure souvent trop élevée malgré ce traitement. Vous le voyez en consultation de contrôle en fin de traitement antibiotique d’une prostatite aiguë à E. coli. M. S a une double nationalité, néerlandaise et japonaise. Il parle un peu le français et l’anglais et parfaitement le néerlandais et le japonais. Il est en couple avec un homme et travaille comme entraîneur de judo. Il a déménagé du Japon il y a deux ans pour venir en Suisse et est au bénéfice d’un permis B. Le patient est hypertendu à 160/80 mmHg. Le reste de l’examen clinique est sans particularité.
En plus des compétences cliniques classiques nécessaires à la prise en charge d’une hypertension artérielle et d’une prostatite aiguë, de quelles compétences transculturelles avez-vous besoin pour prendre en charge ce patient ?
Savoir comment obtenir un interprète.
Connaître les techniques de communication avec usage d’un interprète.
Évaluer le degré de connaissance du système de santé suisse.
Évaluer le degré de littératie en santé des patients.
Connaître les techniques de teach back lors de faible littératie en santé.
Enseignement des CCT
Les CCT comportent trois dimensions 3 : un savoir, un savoir-être, ainsi qu’un savoir-faire (tableau I). Le savoir (knowledge) englobe les connaissances spécifiques nécessaires à la prise en charge des minorités et des patients d’autres cultures. Lors de l’introduction de l’enseignement des CCT dans les pays pionniers dans les domaines (États-Unis 5,6 principalement), l’approche était centrée sur la transmission de connaissances par catégorie de culture et selon des données épidémiologiques. Cette approche s’est avérée insuffisante car la démarche a eu comme effet inattendu négatif d’augmenter l’usage de stéréotypes et de préjugés. Les CCT incluent donc également un savoir-être (attitude). La réflexion du soignant doit porter sur son propre contexte culturel autant que sur celui du patient 7,8. Il est nécessaire d’être en mesure d’identifier les biais implicites. Un travail autour de la décision médicale permet d’acquérir des outils pour une prise décisionnelle consensuelle. Enfin, le dernier élément des CCT est le savoir-faire (skills). L’apprentissage d’une anamnèse prenant en compte les déterminants sociaux en est un exemple 9, tout comme le fait de savoir inclure un interprète dans la consultation ou de savoir adapter son discours à un patient avec une faible littératie en santé.
En Suisse, les objectifs d’enseignement des facultés de médecine sont regroupés dans un catalogue nommé PROFILES (Principal Relevant Objectives and Framework for Integrated Learning and Education in Switzerland 10). Basé sur un modèle pédagogique canadien 11, PROFILES comporte un nombre important d’objectifs (tableau II) relatifs aux CCT.
En juillet 2018, la Suisse compte alors 5 facultés de médecine de cursus complet (Zurich, Berne, Bâle, Lausanne et Genève) et 2 facultés de médecine de cursus partiel (Fribourg et Neuchâtel). Ce chapitre a pour objectif de comparer les différentes modalités d’enseignement des CCT dans les facultés de médecine suisses, au niveau prégradué. L’état des lieux a été établi au 31 juillet 2018.
Méthodologie
Les informations présentées dans ce chapitre sont issues de deux sources différentes. D’une part, dans chaque faculté de médecine suisse, nous avons recherché un médecin impliqué dans l’enseignement et ayant une vision d’ensemble de l’enseignement des CCT. Pour les identifier, nous avons contacté le décanat des différentes universités et le réseau Swiss Hospitals for Equity. Ce réseau, soutenu par l’OFSP, est alors composé en 2018 de dix hôpitaux suisses impliqués dans la promotion de l’équité dans les soins 12. Nous avons ensuite demandé aux personnes de référence de compléter un tableau sur l’enseignement des CCT selon les différents formats d’apprentissage existant. D’autre part, nous nous sommes basés sur les informations disponibles en libre accès sur les sites internet des différentes facultés de médecine 13-19.
Résultats : analyse par formats d’apprentissage
L’enseignement universitaire médical est dispensé selon différentes méthodes pédagogiques 20 dont les modalités sont variables selon les facultés : cours ex cathedra, enseignement en petit groupe (groupe de généralement moins de vingt étudiants supervisés par un tuteur), apprentissage de compétences cliniques (en petit groupe souvent en présence de patients simulés ou de patients-invités à titre d’expert), immersion clinique (stage en milieu de soins) et enfin, des cours à option (enseignement obligatoire dont la thématique est à choix parmi une offre limitée) qui concernent alors une minorité d’étudiants et dont les formats d’enseignement peuvent être variables. Nous avons réuni ces informations dans deux tableaux. Le tableau III concerne les cours dispensés sous forme ex cathedra. Sous chaque discipline, il est précisé quels sont les thèmes abordés. Le tableau IV montre une vue d’ensemble des autres formats d’enseignement des CCT par université.
1. Cours ex cathedra
Le tableau III regroupe sept disciplines qui concernent les CCT. Les thèmes sont très variés, mais concernent tous le rapport à l’altérité. Ces enseignements dispensent avant tout du savoir permettant de mieux comprendre les personnes aux spécificités différentes de soi (âge, langue ou littératie par exemple).
2. Enseignement en petit groupe
Cette modalité d’enseignement permet de transmettre autant le savoir que le savoir-être ou le savoir-faire. Il est intéressant de remarquer qu’on peut intégrer des éléments de CCT (anamnèse des déterminants sociaux ou consultation en présence d’un interprète par exemple) dans la prise en charge d’une pathologie courante de médecine ambulatoire (infection urinaire ou diabète) (Genève).
3. Exercices pratiques de compétences cliniques
Ce type d’enseignement est idéal pour transmettre un savoir-faire. Par exemple, un scénario de situation clinique impliquant un patient et un interprète est travaillé en présence de patients-standardisés (Genève). Des patients-invités prennent part à des discussions en petit groupe (Lausanne), les étudiants peuvent dans ce cas directement interagir avec ce patient expert du thème abordé. Enfin, l’anamnèse est travaillée en insistant sur les questions d’ordre psychosocial, de modèle explicatif de la maladie ou encore de parcours migratoire (Berne).
4. Immersion clinique
Les stages cliniques exposent les étudiants de façon systématique à la réalité transculturelle. Des stages d’immersion communautaire (Genève, Lausanne) exposent plus particulièrement les étudiants pendant quatre semaines à une thématique communautaire de leur choix en Suisse ou à l’étranger. L’immersion est suivie d’un travail de rédaction afin d’approfondir la réflexion des étudiants sur le sujet.
5. Cours à option
Plusieurs cours à option traitent spécifiquement des CCT (Bâle, Lausanne, Genève).
6. Autres
Un autoapprentissage est proposé par le biais d’un e-learning développé par l’OFSP (Berne, Lausanne, Neuchâtel 21). Le contenu didactique est présenté sous forme de courtes vidéos. Concernant la sensibilisation aux stéréotypes et aux préjugés influençant la décision médicale, les étudiants sont invités à autoévaluer leur tendance à l’association implicite sur un site internet dédié (Genève, Lausanne 22).
Discussion
Il existe en Suisse de nombreuses approches d’enseignement des CCT. Les notions de CCT sont abordées au travers d’une multitude de disciplines ce qui constitue en soi une richesse et souligne leur importance dans tous les domaines de la médecine. Cette variété de disciplines et de méthodes d’enseignement est également le reflet de la diversité de formation médicale des enseignants (cf. figure 1). Les nombreux objectifs PROFILES concernant les CCT ne sont pour l’heure pas encore atteints, ce en raison de l’introduction récente de ces thématiques en Suisse et de leur développement toujours en cours. Le catalogue PROFILES offre une garantie qu’à l’avenir les objectifs d’enseignement médical en Suisse soient unifiés. Il est du ressort de chaque faculté de médecine de mettre les moyens nécessaires à la réalisation de ces objectifs. Toutefois, afin d’assurer qu’ils soient dispensés de manière aussi efficace dans les cinq facultés, il paraît nécessaire à ce stade de définir les modalités d’évaluation de ces compétences. En effet, à l’heure actuelle, elles ne sont ni définies ni mises en pratique (aucune station ECOS [examen clinique à objectif structuré] testant les CCT par exemple).
Sur la base des informations récoltées auprès des personnes de référence, il existe des différences en termes de temps d’enseignement consacré aux CCT. Trois réflexions – non corroborées par la littérature – peuvent être formulées.
Il existe possiblement des différences en termes d’exposition des hôpitaux universitaires à la population migrante selon leur proximité avec les centres fédéraux pour requérant d’asile.
L’enseignement dispensé est en grande partie le résultat de l’implication personnelle de médecins ayant un intérêt dans le domaine et donc souvent tributaire uniquement de l’activité de ces personnes.
Il est possible que les CCT aient été développées de façon prédominante au sein du milieu soignant infirmier en Suisse alémanique comme en témoigne l’existence d’un ouvrage de référence en la matière 23.
La tendance en termes de pédagogie est actuellement celle de favoriser l’apprentissage en groupe d’étudiants restreints et de leur demander une participation active. Bien qu’une large proportion de l’enseignement des CCT soit dispensée sous forme de cours ex cathedra (enseignement principalement de la dimension « savoir »), un certain nombre de notions de CCT est enseigné par le biais d’autres formats pédagogiques, plus adaptés aux dimensions de « savoir-être » et « savoir-faire ». Deux approches d’enseignement des CCT sont alors employées. D’une part, il existe des cours dont le contenu est spécifiquement dédié aux CCT. Sur les six ans d’étude, ces cours représentent un « curriculum » de CCT. D’autre part, certains contenus appartenant aux CCT peuvent être intégrés aux cours sur les disciplines médicales (médecine interne, pédiatrie, psychiatrie). Dans ce cas-là, les enseignants sont sensibilisés à l’intégration de ces contenus au sein des sujets qu’ils transmettent habituellement. Ces deux approches (curriculum et approche intégrative) sont complémentaires. Enfin, Internet et le e-learning (notamment les MOOC pour Massive Online Open Courses) offrent d’excellents supports pédagogiques de par la possibilité d’aborder des situations cliniques en autoapprentissage. Des MOOC sur les CCT existent déjà dans d’autres universités et pourraient faire partie de l’enseignement à l’avenir 24. De tels programmes présentent toutefois un risque d’obsolescence. Ces points de discussion ont été abordés lors d’un symposium tenu en 2014 autour d’un projet européen d’intégration des compétences culturelles dans le curriculum médical prégradué en Europe 25.
Limitations
Le présent travail est principalement limité par des données récoltées non exhaustives. Les informations transmises par les personnes de référence sont le reflet de leur vision de l’enseignement des CCT, influencée par leur propre formation. Il est probable qu’il existe d’autres personnes de référence dont nous n’avons pas eu connaissance au moment de la rédaction du chapitre. Les contenus des informations disponibles sur les sites internet et en libre accès diffèrent d’un site internet à l’autre. Mais notre effort est avant tout celui de tendre vers une vision d’ensemble de l’enseignement des CCT et des personnes les dis-pensant. De plus, une délimitation nette de ce que constitue un enseignement de CCT est parfois difficile à établir. Le tableau III doit de ce fait être considéré comme un indicateur de tendances uniquement. Enfin, il faut considérer ces informations comme étant un aperçu de l’enseignement de CCT à un moment précis (juillet 2018).
Conclusion
Dans la vignette concernant M. S, vous prévoyez une nouvelle consultation en présence d’un interprète professionnel japonais (consultation en trialogue). Vous abordez le sujet des infections sexuellement transmissibles et des mesures de prévention, puis proposez au patient un dépistage des IST. Vous lui demandez s’il connaît l’existence des centres de dépistage (connaissance du système de santé, besoin des minorités). Afin de vérifier la bonne compréhension des différentes informations et explications des soignants, vous demandez que le patient répète les différents points clés transmis (technique de teach back). Une médecine de qualité est une médecine inclusive centrée sur les besoins de l’individu pour autant que ceux-ci aient été identifiés. Le défi que pose la diversité en constante augmentation dans notre pays déjà multiculturel est réel. Comme en témoignent les objectifs PROFILES, il est important de développer des compétences cliniques transculturelles dans le domaine de la médecine et des soins. Des études montrent l’impact d’une communication optimale entre un médecin et son patient : il en résulte une meilleure adhésion thérapeutique et par conséquent un meilleur état de santé 26,27. Ce chapitre donne un aperçu de l’enseignement des CCT tel qu’il existe en juillet 2018. Cet enseignement a le potentiel d’être développé 28,29, évalué et pérennisé.
• Les CCT permettent une prise de conscience de caractéristiques individuelles.
• Une prise en charge médicale ciblée résulte en une meilleure adhésion thérapeutique.