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ISO 690 Haan, D., B., d., Quand la parole ne fonctionne plus. Patients d’autres cultures et troubles somatoformes, Rev Med Suisse, 2005/064 (Vol.2), p. 1201–1205. DOI: 10.53738/REVMED.2006.2.64.1201 URL: https://www.revmed.ch/revue-medicale-suisse/2006/revue-medicale-suisse-64/quand-la-parole-ne-fonctionne-plus.-patients-d-autres-cultures-et-troubles-somatoformes
MLA Haan, D., B., d. Quand la parole ne fonctionne plus. Patients d’autres cultures et troubles somatoformes, Rev Med Suisse, Vol. 2, no. 064, 2005, pp. 1201–1205.
APA Haan, D., B., d. (2005), Quand la parole ne fonctionne plus. Patients d’autres cultures et troubles somatoformes, Rev Med Suisse, 2, no. 064, 1201–1205. https://doi.org/10.53738/REVMED.2006.2.64.1201
NLM Haan, D., B., d.Quand la parole ne fonctionne plus. Patients d’autres cultures et troubles somatoformes. Rev Med Suisse. 2005; 2 (064): 1201–1205.
DOI https://doi.org/10.53738/REVMED.2006.2.64.1201
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réflexion
3 mai 2006

Quand la parole ne fonctionne plus. Patients d’autres cultures et troubles somatoformes

DOI: 10.53738/REVMED.2006.2.64.1201

This work concerns my personal clinical experience with people of other cultures presenting somatization. I analyse different ways of understanding this apparent lack of words in some of these patients, and a clinical approach based on the conviction that words are necessary to alleviate suffering of our patients.

Résumé

Ce travail se base sur mon expérience clinique avec des personnes d’une autre culture, présentant des plaintes somatiques sans substrat organique. Sont prises en considération des possibles façons de comprendre cette apparente perte de mots de certains de nos patients, et une démarche clinique qui s’appuie sur la conviction de l’importance de la parole, capable, elle, de diminuer l’angoisse de nos patients.

INTRODUCTION

Dans mon travail clinique de médecin en contact avec des personnes d’autres cultures, je rencontre souvent la difficulté de soigner les patients souffrant de douleurs physiques sans substrat somatique, pour lesquelles aucun traitement médicamenteux n’est efficace. Ces patients semblent ne plus avoir de paroles pour dire la souffrance plus globale que l’on perçoit, et ne s’expriment que par leur corps. Dans ce travail, je propose des pistes de compréhension de cette apparente perte de mots, et une démarche clinique visant à construire une relation rassurante où les paroles peuvent être retrouvées.

UNE NOUVELLE PATIENTE

Madame K. est une jeune femme, que je vois pour la première fois en consultation : elle entre dans mon bureau, accompagnée par l’interprète, car je ne comprends pas sa langue, elle s’assied, je l’invite à me dire ce qui ne va pas.

Mme K. commence : elle a mal à la tête, elle a tout perdu dans son pays, elle a peur d’y être renvoyée.

Ces premiers mots sont les mêmes que j’ai entendu de tant d’autres femmes venant de la même partie de la planète. J’imagine vite que ces maux de tête resteront sans explication somatique, qu’ils seront tenaces, résistants à tout traitement. J’imagine vite que, pour cette femme aussi, comme pour les autres, ces maux de tête sont là à la place de paroles perdues, les paroles de la souffrance, de la perte, du deuil.

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Je regarde Madame K., en me taisant pour un bref instant : non, cette femme n’est pas identique aux autres femmes qui disent les mêmes mots qu’elle, elle est différente, son histoire de vie est certainement différente. Je sais la complexité de chaque être humain, complexité qui s’enrichit des valeurs culturelles, qui s’accentue dans l’absence d’une langue partagée, qui s’assombrit d’un passé traumatique.

La tâche qui m’attend est ardue, celle de créer, patiemment, en tâtonnant, une relation suffisamment bonne avec cette femme, une relation qui soit utile pour elle. Pour ce faire, il faut construire un langage compréhensible pour les deux, la patiente et le médecin.

Il faut du respect, et, surtout, la curiosité de comprendre, pour pouvoir entreprendre ce chemin, souvent aride, quand les paroles semblent ne plus fonctionner. Sans cette curiosité de comprendre, l’on peut s’arrêter au minimum : un bilan des maux de tête, puis prescrire un traitement, et rester à disposition.

«On y va», je me dis.

Les quelques réflexions exposées dans cet article constituent les bases théoriques sur lesquelles je m’appuie intérieurement pour accomplir mon travail clinique de tous les jours.

CULTURE, CULTURES : DE QUOI PARLONSNOUS ?

Nous parlons facilement de la culture de l’autre, tandis qu’il est très difficile de parler de notre propre culture : nous baignons dedans, ceux qui nous entourent nous renvoient notre propre image. Impossible, sans prendre de la distance, de percevoir les caractéristiques de notre propre culture.1,2 Mais alors, quand nous parlons des cultures des autres, nous ne faisons que parler de notre regard sur la culture de l’autre, nous ne faisons que parler encore de nous, et non pas de la réalité de la culture de l’autre : je suis convaincue qu’il y a quelque chose d’insaisissable dans la culture de l’autre. Cette conviction s’accompagne d’un certain sentiment de deuil à faire, le deuil de la compréhension totale possible, et aussi d’un certain pouvoir sur l’autre, que cette connaissance pourrait donner. Je crois qu’il faut apprendre à faire avec ce manque, comme c’est le cas pour tous les manques de notre existence.

CULTURE : QU’EST-CE QUE C’EST ?

On peut définir la culture comme le système partagé de valeurs, croyances, règles, type de comportements d’une société. C’est un principe structurant, une enveloppe 3 qui aide à gérer le quotidien. Chaque culture organise, ritualise les questions universelles de l’être humain : la naissance, l’amour, la mort, les interdits. Chaque culture interprète à sa façon les questions autour des différences des sexes, des générations, d’appartenance sociale, chaque culture définit qui est le «non-nous», l’ennemi.

Il est très important pour le psychisme de chaque être humain d’être contenu, soutenu par cette enveloppe culturelle partagée avec les autres de son groupe : l’individu peut comme ça reconnaître sa place dans la généalogie, son affiliation sociale, et trouver des pistes de réponse aux questions universelles : Qui suis-je ? Quel sens donner au désordre qui m’habite ? Quoi faire pour modifier la situation ?

A titre d’exemple, toutes les cultures cherchent à donner une explication aux maladies (les causes pouvant aller des virus aux punitions divines, aux sorcelleries), et donnent des directives pour guérir.4

COMMENT SE TRANSMET LA CULTURE ?

Dans la question de la transmission de la culture, il faut penser, avant tout, aux enfants : chaque société a sa manière propre de penser la nature de l’enfant, ses besoins, ses attentes, ses maladies, les soins à lui prodiguer. Au travers des soins donnés aux enfants, de la manière d’être avec eux, des modalités éducatives, la culture s’inscrit dans le corps de l’enfant, on pourrait parler d’une «incarnation corporelle de la culture».5,6 Le psychisme du petit se construit comme ça, dans cette rencontre sensorielle avec l’autre, au début de la vie : habitat, rythme de vie, nourriture, distance corporelle, odeurs, gestuelle, zones érogènes, tonalité et rythme de la voix. La parole évidemment (des parents, des proches) accompagne ces premiers mois de vie de l’enfant, et elle devient le véhicule principal pour transmettre les valeurs d’une culture, c’est une transmission qui advient à notre insu, sans modes d’emploi clairement énoncés. Cette parole, la langue maternelle, accompagne tous les gestes, elle s’inscrit aussi dans le corps de l’enfant, avant même qu’il ne possède le langage. Cette parole permet la transmission, pour chaque culture, de ce qu’on appelle une mémoire collective, avec ses contes, ses légendes, ses mythes, tout ce qui fournit un appui au travail psychique de la mémoire individuelle.7,8

La parole des parents transmet aussi les valeurs, les règles, les interdits, sur lesquels se fonde ce que l’on appelle le surmoi de l’enfant.9 Ce surmoi s’édifie à partir du surmoi des parents, qui est lui même édifié sur le surmoi de toutes les générations précédentes, de toute une culture. Le surmoi des parents les dépasse, donc, et, comme tel, il permet d’assurer la perpétuation des coutumes, des traditions, de conserver l’histoire humaine, de génération en génération.

La culture n’est pas une entité immobile, elle change sans arrêt, ne se fige pas, tout comme chaque être humain.7,10

CRISE DE TRANSMISSION DE LA CULTURE

Nous vivons une époque de grands bouleversements de la transmission des cultures de génération en génération, dus aux bouleversements socio-économiques, dont les effets se font sentir dans tous les domaines, et en particulier dans le domaine des soins.7

A commencer par notre culture dite postmoderne, caractérisée, selon Guy Laval 11 par «la nouvelle religion économiste ultralibérale, qui dépouille les êtres humains de leur épaisseur sociale, exalte une pulsion d’emprise sans frein, une pulsion de l’avoir, et rejette les contraintes de la civilisation, notamment les institutions du vivre ensemble». Notre «fond» mythique, religieux, légendaire a perdu de sa consistance.12

Dans d’autres parties de la planète, d’autres bouleversements sociaux ont lieu : migrations internes des villages aux grandes villes, famines, guerres. Ou encore les régimes totalitaires, régimes qui, en imposant une seule façon de se confronter à la réalité, en éliminant toute critique, toute conflictualité, tuent la pensée. Dans ces réalités sociales, la transmission des valeurs d’une génération à l’autre n’est plus garantie ; les savoirs, les idéaux et les mots se perdent, la pensée est abandonnée, tout comme la symbolisation.

Les individus, qui ne sont plus protégés par nos cultures désorganisées, sont fragilisés.13

L’EXIL

L’exil, quand il vient s’ajouter à ces bouleversements sociaux, peut aggraver la fragilisation des personnes.2,14,15

L’exil est en effet une coupure de ses références culturelles, une perte de cette enveloppe qui aide à faire face à l’imprévu.

L’exil est souvent une question de seconde langue, d’éloignement de la langue maternelle. De nombreux observateurs 16 ont remarqué que quand on parle une deuxième langue, il y a comme une «déconnexion» du soi-même plus intime ; il y a une diminution du degré d’intimité entre les mots et les choses, entre les conflits et leur expression, entre les conflits et leur représentation ; il est difficile d’exprimer sa souffrance dans une langue mal maîtrisée.

LE TRAUMATISME

Sur le chemin de l’exil de nos patients, où, souvent, à l’origine du choix de s’exiler, il y a des expériences traumatiques : confronté à la mort, à la violence, au non-sens, notre psychisme a une possibilité de se protéger, pour moins souffrir : les réactions mentales disparaissent, on ne pense plus, il y a ce qu’on appelle la sidération de la pensée.17 Cette sidération peut perdurer longtemps après l’événement traumatique.

LE CORPS POUR LE DIRE

Les bouleversements des sociétés, l’exil avec la perte des repères culturels, la privation de la langue maternelle, les traumatismes, peuvent avoir des effets additionnels :2,7,14,15 la langue n’est plus suffisante, les paroles se sont perdues, c’est donc le corps l’ultime recours qui fait signe, à défaut de faire sens.18 On peut comprendre comme ça le malaise psychosomatique, les douleurs chroniques résistant à tout traitement, et ces personnes souffrantes, qui semblent ne pas avoir accès au monde intérieur de souvenirs, douleurs, joies.

PIÈGES

Quand on s’occupe de personnes d’une autre culture, il y a un piège dont il faut être conscient, celui d’oublier la complexité et l’unicité de chaque individu, de le réduire à sa culture : chaque être est comme un tricot de fils de toutes les couleurs, tricotés ensemble, la culture n’est qu’un de ces fils, les autres étant son histoire personnelle, sa famille, sa personnalité, ses rêves, ses projets.

On ne doit pas non plus réduire la personne à son histoire passée, même si traumatique, mais au contraire lutter contre la réduction au passé traumatique que le patient même aura tendance à faire.19

DÉMARCHE CLINIQUE

Toutes ces théories constituent une atmosphère de pensée, dans laquelle s’inscrit mon approche à ma patiente, Madame K., que je vois pour la première fois. Devant la complexité de la tâche qui nous attend, pour ne pas se décourager, je crois qu’il faut avant tout cette curiosité de comprendre, qui n’est pas la même chose que la curiositéexcitation devant les récits de l’autre, mais une curiosité qui se base sur le souci de l’autre, sur une inquiétude pour lui.

Très vite,16 dans l’anamnèse, je prends en compte très simplement l’appartenance culturelle (religion, provenance, ville-village, famille dans l’anamnèse familiale) et dès que possible dans la relation, le voyage migratoire («qu’est-ce qui vous a fait prendre la décision de quitter le pays ?»), mais sans insister si la personne est réticente, en attendant que le moment pour poser cette question soit venu.

Puis, je me laisse conduire par la plainte somatique, seul signe donné par ma patiente, pour poser un diagnostic et commencer un traitement, mais toujours en ayant à l’esprit la complexité de cette femme, en essayant de la rencontrer de plus près, de trouver ensemble les mots qui font sens, sans jamais me précipiter sur des sens cachés.20

Je sais que je dois me préparer à accueillir l’angoisse, celle de l’autre mais la mienne aussi, et les sentiments de culpabilité, parce que je ne comprends pas, ou parce que je me sens prise pour l’ennemi, ou que je me sens utilisée.

Tout ce travail se base sur la conviction que les mots permettent d’abaisser le niveau de tension et d’angoisse.21 L’objectif vers lequel je tends, est que la consultation devienne un lieu où la souffrance puisse s’exprimer, être contenue puis transformée par la pensée et rendue tolérable,11 un lieu où les deux codes culturels (celui de Madame K. et le mien) puissent se rencontrer et s’entendre, souvent dans le partage autour de la cuisine, ou de la maternité, fonctions similaires d’étayage du psychisme à l’œuvre dans chaque culture.

Il s’agit de construire une langue commune, faite de paroles dont on comprend le sens, et non pas seulement de douleurs physiques dont le sens reste caché.

Il arrive souvent de découvrir alors avec le patient que la migration a permis de laisser au pays et de ne plus penser à des conflits non résolus, que quelque chose du désir inconscient a présidé à l’émigration au-delà des nécessités socio-économiques, des persécutions, des discriminations.19

Il est important de ne jamais oublier ces mouvements du psychisme, de toujours reconnaître à l’autre ses ressources, d’encourager son autonomie, de le penser adulte.22

Auteurs

Donatella Bierens de Haan

40, rue du Stand 1204 Genève
donatellabdh@iprolink.ch

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