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ISO 690 | Kiefer, B., La question du sens, Rev Med Suisse, 2020/679 (Vol.16), p. 252–252. DOI: 10.53738/REVMED.2020.16.679.0252 URL: https://www.revmed.ch/revue-medicale-suisse/2020/revue-medicale-suisse-679/la-question-du-sens |
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MLA | Kiefer, B. La question du sens, Rev Med Suisse, Vol. 16, no. 679, 2020, pp. 252–252. |
APA | Kiefer, B. (2020), La question du sens, Rev Med Suisse, 16, no. 679, 252–252. https://doi.org/10.53738/REVMED.2020.16.679.0252 |
NLM | Kiefer, B.La question du sens. Rev Med Suisse. 2020; 16 (679): 252–252. |
DOI | https://doi.org/10.53738/REVMED.2020.16.679.0252 |
Exporter la citation | Zotero (.ris) EndNote (.enw) |
Évoquez la question du sens en médecine. On vous répondra généralement en citant des buts. En gros : la prévention des maladies, la promotion de la santé, la guérison, le soin, le soulagement de la douleur. Rien, cependant, qui ne concerne le sens. Même l’éthique n’en relève pas. Qu’une médecine soit équitable, efficiente, valorisant l’autonomie, ne garantit en rien qu’elle ait un sens. Le sens est encore autre chose.
Car pour ce qui vient d’être cité, les machines peuvent nous remplacer. Et tout peut se mettre à tourner sur soi-même dans un système où, à la fin, comme disait Hannah Arendt, l’homme devient « de trop ». Justement : le sens fait référence à ce qui, en l’humain, chez chaque personne, est irremplaçable, constitutif d’elle, non discutable. Donc, ce qui dérange, apparaît de trop selon une vision utilitariste ou mécaniste.
Nous ignorons d’où vient la curiosité qui nous habite, le besoin de savoir, de comprendre, qui porte aussi bien sur le monde que sur nous-mêmes. Ce besoin nous précède, nous dépasse. De la même façon, impossible de trouver un fondement logique, rationnel, à notre refus, depuis les origines de l’hominisation, de la souffrance, du handicap, de la mort, et aux mille façons d’y donner un sens. Ou au besoin continu de donner une explication et une histoire à nos vies, d’attribuer un sens aux événements. Tout malade grave a besoin non pas de justification, mais de liens symboliques : de situer ce qui lui arrive dans un récit de son existence. C’est à cet ensemble intriqué et indéchiffrable – parce que hors du monde des chiffres – que le sens fait référence.
Une crise du sens en même temps qu’une crise de la durabilité : là se trouvent les défis fondamentaux que doit relever la médecine, constate un rapport 1 intitulé « Vers un autre système de santé » (rédigé par Michael Balavoine, cosigné par l’auteur de ces lignes). Et de ces deux crises, la plus difficile à dénouer est celle du sens. Minant le système en profondeur, elle va jusqu’à le rendre absurde aux yeux de ceux qui le font vivre. « Cette crise du sens se traduit par une augmentation de la souffrance au travail du côté des soignants… ou encore par un sentiment de « chosification », ou de déshumanisation, ressenti aussi bien par les soignants que par les malades. »
Si ardue est l’approche du sens qu’on pourrait commencer par dire : face aux pertes, à la finitude, à l’inaccessible liberté, à la mort, il représente notre désir de secours, de soulagement. Notre « besoin de consolation est impossible à rassasier » plaide Stig Dagerman, en titre d’un magnifique essai. Mais ce besoin s’est fait récupérer par celui – semblant lui aussi impossible à rassasier – de croire que le modèle qui obsède l’époque actuelle peut continuer. Et qu’il va nous consoler des violences que lui-même nous inflige. Annonçant la prospérité, jonglant avec des univers virtuels et des promesses symboliques, ce modèle nous enveloppe et nous fascine. Mais les raisons de vivre, le sens de la vie de chaque individu, de la médecine ou de l’aventure humaine exigent bien plus que de la consolation ou même de la fascination.
Il n’y a pas de sens sans affrontement de la réalité. Rien à voir avec l’utopie dominante. En un étrange renversement, la foi en la croissance sans fin, au chacun pour soi en même temps qu’en la machinisation généralisée, est devenue si arrogante que le simple fait de dire le réel lui apparaît subversif. Ceux qui étudient et constatent scientifiquement le dérèglement climatique, l’effondrement de la biodiversité, l’épuisement des ressources, ou encore le recul de la démocratie et la crise du système de santé, sont considérés comme de dangereux destructeurs de l’utopie qui tient lieu de sens.
Et pourtant : ce qui est cherché par ceux qui fouillent la réalité, interrogent l’innovation et le progrès à la lumière de la complexité, ce n’est pas la destruction de la modernité ou du savoir. C’est un regard surplombant sur le monde tel qu’il est, un discours capable d’éclairer le futur, de fonder des valeurs, de nourrir des vies.
Le sens ne s’oppose pas à la technique. La recherche de sens se situe au-delà de l’injonction moderne au choix : pour le progrès et l’avenir/contre le progrès et pour la nostalgie du passé. Le progrès n’est pas une catégorie du sens ni l’inverse : les deux sont découplés. Les technologies structurent les époques mais sont frappées d’obsolescence à un rythme élevé, les paradigmes scientifiques passent et font sourire les générations suivantes. Un musée des technologies témoigne de ce qui n’est plus. Alors que, ce qui ne passe pas, ce qui continue à dire, à dévoiler, au fil des générations, c’est l’art (et ses musées), les produits de l’esprit, les grands récits, les mondes philosophiques et religieux. Avec tout cela, nous restons de plain-pied avec les humains du passé. C’est dans cet environnement que se trouve le sens. Il ne s’y agit pas d’améliorations ou de solutions, mais de tentatives ininterrompues et enchevêtrées de répondre à des questions comme : qu’est-ce qu’une vie bonne, qu’est-ce que l’amour, comment exister face à la mort ? Les humains, là, avancent sans se déplacer, rien ne se démode vraiment, tout fait écho à tout. Idem en médecine : le soin, l’accompagnement, l’écoute, la circulation des affects, des regards, des gestes et des paroles constituent le sens de toujours. Et c’est l’humanisation à nouveaux frais des progrès et avancées, leur inscription dans une culture, qui produit du sens pour le présent.
Une culture, c’est du sens qui est commun. Seulement voilà : notre époque ne peut plus se contenter de constater le déclin du « sens commun », tel que l’entendait un Whitehead. Partout, dans la sphère du vivant et des idées, ce qui domine, rappelle Isabelle Stengers, c’est une « débâcle » du commun. De plus en plus, il s’agit d’apprendre à vivre dans des « ruines ». Et à cela, ni les préceptes modernes et globalisés de gestion du monde ni les technologies les plus efficaces ne nous préparent. De part en part, le monde est devenu problématique, et il n’y a pas de solution – de méthode capable de résoudre le problème comme on supprime un bug. Les ruines sont là, il faut protéger ce qui peut l’être encore. Aucune autorité n’apparaît désormais en mesure de définir des objectifs, les méthodes de « problem solving », les logiques algorithmiques non plus. Il nous faut désormais entrer dans un nouvel état d’esprit. « Staying with the trouble », pour reprendre le titre d’un livre de Donna Haraway. Une reconfiguration radicale des manières de vivre.
Le « commun » du « sens commun » porte bien plus loin qu’une solidarité économique. Chacun est lié à un monde collectif et symbiotique, nul ne vit sans dépendre de ce monde, la notion d’individus réunis par les seuls intérêts et contrats n’est qu’une pauvre fiction. C’est de la convivialité, de l’entraide, de la collaboration, de la fraternité - pour employer quelques notions qui sont parmi les gros mots d’un monde piloté par le profit – qu’émerge le sens.
Croire qu’existe un sens qui soit clair, absolu, définissable, c’est d’emblée le nier. Compris ainsi, le sens serait un fétiche (pour parler comme Bruno Latour). Non, ce qui existe, c’est un besoin, une recherche de sens. À la fois exigence de vérité et tentative de dépasser ce qui est.
Le sens, c’est le mouvement increvable de la vie. Ce mouvement n’en finit pas de révéler, d’offrir matière à interprétations. Comprendre ne suffit pas : comment cela pourrait-il être, puisque le sens est ce qui fonde le désir de comprendre ? Au-delà de la révolte et de l’espoir, il est la vie qui nous échappe.
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